L’isolement dans les campagnes, terreau de l’extrême droite

Affiches de campagne à Bachos, une commune rurale de Haute-Garonne où les habitants à l'année sont très peu nombreux. - © AFP/Valentine Chapuis
Affiches de campagne à Bachos, une commune rurale de Haute-Garonne où les habitants à l'année sont très peu nombreux. - © AFP/Valentine Chapuis
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Politique SocialL’analyse du second tour de la présidentielle indique que les classes populaires rurales ont majoritairement voté Marine Le Pen. Que cache ce phénomène ? Une perte du lien social, constatent deux sociologues de terrain.
Cette fois encore, le plafond de verre a tenu. Mais ne commence-t-il pas à se fissurer ? Jean-Marie Le Pen avait obtenu près de 18 % des votes [1] au deuxième tour de l’élection présidentielle en 2002. Sa fille Marine Le Pen avait obtenu 34 % en 2017, puis 41 % cette année. « Sur 35 000 communes, Marine Le Pen est parvenue en tête dans plus de 18 000 d’entre elles, contre moitié moins en 2017. [...] Elle obtient la majorité absolue dans 30 départements (sur 107), contre seulement 2 en 2017, et dans 8 régions (sur 18), contre 0 la dernière fois », calculent nos confrères de Mediapart dans leur analyse du second tour de la présidentielle.
Depuis l’annonce des résultats le 24 avril, cartes et graphiques dessinent à grands traits les contours du vote pour le Rassemblement national (RN). Deux tendances fortes se dégagent : plus le revenu est faible, plus on vote RN. Et plus on vit dans une petite commune, plus on vote RN. Les électeurs de Marine Le Pen seraient donc les classes populaires des villages et petites villes. Mais derrière la clarté des statistiques et leurs représentations colorées, se cache une certaine complexité.
« Comme tout vote, il s’y rassemble des catégories sociales très diversifiées », rappelle le sociologue Willy Pelletier, coordinateur général de la Fondation Copernic [2]. Employés et ouvriers sont nombreux à voter pour le RN, « mais on trouve aussi des agriculteurs, des artisans, des indépendants, des petits patrons », rappelle de son côté Violaine Girard, sociologue et maîtresse de conférences à l’université de Rouen [3]. Sans compter une certaine bourgeoisie, qui s’est sans doute cette fois-ci plutôt tournée vers Éric Zemmour au premier tour.
De même, associer « France rurale » et « vote Le Pen » est un raccourci trompeur. Les campagnes sont loin d’être un territoire uniforme, et présentent une grande diversité, des banlieues pavillonnaires périurbaines aux villages perchés des vallées de montagne. Par exemple, « on a des communes périurbaines où vivent beaucoup de cadres, qui ont plutôt voté Macron, et d’autres où vivent surtout des catégories populaires », poursuit la chercheuse.
Par ailleurs, dans un billet de blog, le géographe Olivier Bouba-Olga souligne que « ce n’est pas parce qu’on vit dans le monde rural qu’on vote plus Le Pen ». Autrement dit, déménager de la ville à la campagne ne vous transforme pas en électeur du RN. La surreprésentation du vote RN dans les petites communes est plus liée aux caractéristiques des populations qui y habitent : moins de jeunes, de diplômés et d’immigrés que dans les villes (ces catégories votent moins RN). Ainsi, pour comprendre, plutôt que des cartes qui uniformisent, les deux sociologues interrogés par Reporterre proposent un retour au terrain.
Des causes structurelles majeures
Celui de Willy Pelletier se situe dans une campagne de l’Aisne où il habite désormais, entouré de classes populaires précaires. « Toutes les communes autour de chez moi ont élu Marine Le Pen dès le premier tour, raconte-t-il. Au second tour, elle a atteint des scores soviétiques et dépassé les 75 %. Il y a eu une amplification par rapport à l’élection présidentielle passée. Et cela va s’accentuer, car il y des causes structurelles majeures au vote Le Pen : les habitants de milieux populaires sont ici abandonnés, à distance de tout. Les politiques néolibérales ont désorganisé les relations sociales. »
Il énumère : fermeture des commerces, des bureaux de poste, des centres des impôts, de classes à l’école, moins de trains et de cars pour circuler, des routes moins bien entretenues faute de moyens des collectivités territoriales, un hôpital qui sature faute de personnel, des emplois qui disparaissent ou se précarisent. « Cette distance sociale, économique, est aussi une distance à ceux qui gouvernent », résume le sociologue.

À cela s’ajoute un étiolement des liens sociaux. « Tous les lieux de l’entre-soi populaire ont éclaté, observe-t-il. Les cercles de majorettes, il n’y en a plus. Le bistrot, l’église, les associations de chasse ferment. De la même façon que les écoles, donc les parents d’élèves ne se voient plus. » Autant de lieux où « on est considéré, on est quelqu’un, on vaut quelque chose aux yeux des autres », poursuit-il. Sans eux, « chacun est renvoyé à sa peine dans l’isolement, les relations sociales sont distendues, les autres sont fantasmés ». Les êtres perdent peu à peu leur identité. Un sentiment accentué par la précarité du travail, auquel il n’est plus possible de se raccrocher : « On a des ouvriers bloqués dans leur carrière, des ouvriers agricoles payés à la tâche, des chômeurs, des artisans autoentrepreneurs qui vivent le couteau sous la gorge. »
Une dimension essentielle qui explique la différence de vote entre quartiers populaires urbains et campagnards, selon le chercheur. « Dans les quartiers, les relations sociales sont beaucoup plus intenses. Il y a beaucoup de difficultés aussi, mais pas dans le même déboussolement absolu et général. »

Voici donc, selon lui, comment le vote RN se propage dans des campagnes où il n’y a pas d’immigrés. « Il faut fixer sa colère, donc il y a des équivalents fonctionnels des immigrés. Par exemple les jeunes, traités de “bougnoules blancs” par les anciens. Les voisins, qui auraient plus de prestations sociales que nous. » Marine Le Pen valorise la seule identité qui reste : « Le fait d’être Français, et pour les mecs, le fait d’en être un... », constate amèrement le sociologue.
Par ailleurs, ceux qui se sentent méprisés et abandonnés des gouvernants se reconnaissent dans Marine Le Pen : « Les “gens bien” méprisent Marine Le Pen. Donc ceux qui pensent que leurs malheurs viennent de ces “gens bien” se sentent en affinité avec elle. »
Une tradition politique locale importante
D’autres mécanismes sont à l’œuvre dans la commune pavillonnaire à 40 kilomètres de Lyon (Rhône) étudiée par Violaine Girard. La population y est toute autre. Populaire, certes, mais moins précaire. Ici, employés et ouvriers « ont des CDI et peuvent accéder à la propriété », note-t-elle. « Il y a eu des installations de parcs industriels, de zones d’activités dans les zones périurbaines rurales. Il y reste une part d’emploi industriel et notamment dans la logistique, l’agroalimentaire, les sous-traitants de l’automobile ou la chimie. »
Le modèle du petit pavillon avec jardin y domine. « Ils ont le sentiment d’avoir des trajectoires de promotion résidentielle. On ne peut pas dire que c’est la France périphérique perdante de la mondialisation, même s’il peut y avoir des difficultés sociales, on l’a vu avec les Gilets jaunes », détaille la chercheuse. Elle distingue deux facteurs expliquant la montée du vote RN dans ce territoire.
Tout d’abord, la tradition politique locale a son importance. Et comme dans de nombreuses campagnes, elle est ici de droite. « Il y a toujours eu des milieux populaires politisés à droite : certaines communautés catholiques, les ouvriers paysans propriétaires, etc. On a aussi des professions intermédiaires comme les techniciens, les contremaîtres, les comptables, les commerciaux, qui ont une socialisation à droite. » Ils ont salué l’élection de Nicolas Sarkozy, en 2007, et « apprécié sa mesure de défiscalisation des heures supplémentaires », note-t-elle.

Mais cette droite traditionnelle a déçu. « Elle disait qu’il faut revaloriser le travail manuel, un discours qui parle à ces gens qui ont des conditions de travail difficiles. Mais finalement, pour eux, Nicolas Sarkozy a été aussi hautain que les autres avec sa Rolex, et il y a eu l’affaire Fillon. » Par ailleurs, comme dans l’Aisne de Willy Pelletier, « il y a un rejet du personnel politique classique, on ne se sent pas représenté, voire méprisé. Marine Le Pen a joué sur ce ressenti ».
Ces électeurs de droite ont donc glissé vers le RN. Là encore, ce n’est pas forcément un vote d’adhésion au programme, que beaucoup ne lisent pas. Plutôt, « ils se disent qu’ils ont tout essayé, alors pourquoi pas le RN. Que ce ne sera ni pire, ni mieux, que de toute façon il y a l’Union européenne, les contraintes économiques et donc que les politiques ne peuvent rien faire ».
Ici, le territoire n’a pas été « abandonné ». Mais les politiques d’aménagement du territoire ont créé la perméabilité à un discours de droite qui a ensuite facilité l’implantation du RN. « Dans le parc industriel que j’ai étudié, il y a plus de 4 000 emplois, mais sur plus d’une centaine d’établissements, donc il n’y a pas d’identité collective. Il y avait chez les grands notables locaux la volonté explicite de créer une zone industrielle où il n’y aurait pas d’implantation syndicale forte. À vouloir faire des politiques libérales qui cassent les collectifs de travail, cela joue sur la politisation des salariés. » Ceux-ci deviennent réceptifs à « des décennies de discours politiques qui stigmatisent les aides sociales et les logements sociaux et aux déclarations des ministres de l’Intérieur qui laissent à penser que le problème viendrait des étrangers », ajoute-t-elle.

Cette individualisation se poursuit dans tout le cadre de vie alentour, décrit également la sociologue : « Il n’y a eu aucune politique de logements collectifs ni de transports, mais un encouragement à la propriété individuelle. J’ai été frappée par la politique du tout voiture. Sur les lieux d’emplois, les horaires sont décalés, ce n’est pas possible de faire du covoiturage, et il n’y a pas de transports collectifs. On éclate les salariés dans l’espace résidentiel. Ces politiques d’aménagement qui ne prennent pas en compte l’écologie ne sont pas étrangères à l’augmentation des votes RN. »
La sociologue a même pu observer que dans ces communes, politiques et habitants s’organisent pour préserver un entre-soi. « Pour attribuer un terrain à construire ou un logement social, cela passe beaucoup par l’interconnaissance, explique-t-elle. Ils favorisent les ménages blancs et les couples hétérosexuels. Ces stratégies informelles, y compris pratiquées par des maires de gauche, légitiment le discours de Marine Le Pen quand elle parle de préférence nationale. »
L’enjeu, recréer du lien
Dans ce contexte, est-il possible de faire reculer le RN ? Pour les deux sociologues, la priorité est de recréer du lien. « C’est forcément du moyen terme, car il faut changer les conditions d’existence, estime Willy Pelletier. Il faut que les partis politiques cessent d’être uniquement des entreprises électorales. Et il faut colmater la distance entre partis et milieux populaires, en les aidant. Il faut des centres d’aide d’urgence en milieux populaires, pour apporter de l’aide alimentaire, les aider à faire valoir leurs droits, à obtenir des rendez-vous de santé. C’est ce qu’a fait le Parti des travailleurs de Lula, au Brésil. »
Violaine Girard, elle, invite les mobilisations sociales et écologiques à se questionner. « Le problème n’est pas qu’il n’y a plus d’associations dans ces territoires, mais elles ne sont plus des relais de politisation. Avant, l’ancrage du PS et du PCF passait par des associations sociales, culturelles, d’éducation populaire. Les mobilisations écologistes doivent réfléchir à comment s’élargir aux classes populaires. »