La France, ce pays qui résiste au régime végétarien

- Unsplash / Brooke Cagle
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AlimentationSi la conscience des conséquences négatives de la viande sur la santé et l’environnement progresse, les comportements peinent à suivre. La consommation d’animaux est toujours auréolée de prestige, particulièrement dans les classes populaires.
Ces dernières années, les régimes végétariens, végétaliens ou encore flexitariens (régime visant à limiter la consommation de viande sans l’exclure totalement) ont progressé en visibilité et en popularité. D’après les résultats d’une enquête IFOP réalisée en 2020, le rapport des individus à l’alimentation et à la viande est en pleine évolution.
84 % des personnes interrogées seraient désormais attentives aux conséquences de l’alimentation sur la santé et 62 % auraient changé leurs habitudes de consommation pour réduire leur empreinte environnementale. Et même si 63 % jugent un repas plus convivial lorsqu’il contient de la viande, 56 % pensent que la production de produits carnés a un impact négatif sur l’environnement.

Malgré tout, l’enquête révèle que la part des flexitariens ne dépasserait pas les 24 % en France et que les régimes végétariens ou végétaliens ne concerneraient que 2,2 % des répondants. Un chiffre nettement en dessous de la moyenne d’autres pays tels que l’Inde, les pays anglo-saxons, l’Allemagne ou encore la Suisse, qui s’explique notamment par l’héritage catholique de la France, où la viande est apparue très tôt comme un marqueur de l’identité chrétienne.
À l’inverse, les pays porteurs d’un héritage protestant, comme les États-Unis ou les pays scandinaves, se montrent plus ouverts à une alimentation sans viande, du fait que dès la Réforme, cette confession se fit le chantre du végétarisme.
Les plus riches mangent plus de fruits frais
Les régimes sans viande restent donc encore à la marge en France. Par ailleurs, ils se retrouvent dans certaines classes sociales plus que dans d’autres. D’après Arouna P. Ouédraogo, chercheur en sociologie à l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), « le végétarisme est extrêmement composite. Inégalement répandu parmi les différentes catégories sociales, il apparaît comme l’apanage des catégories sociales moyennes et supérieures. »
D’après ce spécialiste, le nombre de végétariens augmente à mesure que les individus s’élèvent dans la hiérarchie sociale et revendiquent un capital culturel. Et même si les plus riches continuent à manger de la viande, ils sont aujourd’hui plus conscients des effets délétères des produits carnés sur la santé et l’environnement. À ce titre, ils mangeraient 12 kg de fruits et légumes frais de plus que les plus modestes.
« L’idée que ne pas manger de viande, c’est être mal nourri persiste au sein des catégories populaires »
Le plus fort taux de consommation de viande se trouve donc aujourd’hui au sein de la classe ouvrière : « L’idée que ne pas manger de viande c’est être mal nourri persiste au sein des catégories sociales les plus populaires, explique Laurence Ossipow, anthropologue, professeure à la Haute école de travail social de Genève [1]. Aujourd’hui, l’accès à des produits carnés, même s’ils ne sont pas toujours de bonne qualité, est facilité. Dans de nombreuses familles, la consommation de viande reste régulière car elle demeure un facteur de désir et est perçue comme une forme de privilège auquel il paraît difficile de renoncer. »
Indicateur de bien-être, produit de luxe ou aliment nécessaire à l’équilibre nutritionnel, la consommation de viande revêt une dimension hautement symbolique et demeure un élément de différenciation sociale. Dans son article intitulé « La symbolique de la viande », publié en 1997, l’ethnologue Colette Méchin expliquait : « Pendant des siècles, manger de la chair animale a été, en particulier dans les sociétés traditionnelles de l’Europe de l’Ouest, une façon de marquer sa différence, de se placer au-dessus des mangeurs de végétaux […]. La viande, pour être enjeu de pouvoir, a été nécessairement un privilège : à défendre lorsqu’il était acquis, à conquérir lorsqu’il était l’attribut d’une seule classe. »
De la viande à chaque repas
L’expérience de Jeanne, 29 ans, enseignante en région lyonnaise, issue d’une famille d’éleveurs de père en fils, témoigne du rôle social tenu par la viande. « Chez moi, la viande est une histoire de famille. Depuis toujours, la norme est d’en manger à chaque repas car sinon, on considère que les plats ne sont pas consistants. C’est aussi un symbole fort de masculinité : pour les hommes qui travaillent dehors, pas question de servir des repas sans viande ou à base de poisson. »

C’est en partant faire ses études en ville que la question du bien-être animal et de l’impact environnemental de la production de viande a commencé à la tarauder : « Quand je rentrais chez mes parents, je cherchais à les pousser dans leurs retranchements sur ces questions. Résultat, ça finissait en dispute. Pour eux, arrêter la viande, c’était un truc de bobos, de personnes qui n’ont pas le sens des réalités, qui décident tout d’un coup de s’en passer pour avoir l’air plus intelligent que les autres. »
La consommation, tout comme la non-consommation de viande, vient donc définir l’identité d’un individu et ainsi, son rapport au monde. Aussi, les régimes végétariens et végétaliens, apparus très tôt dans l’histoire, sont porteurs de revendications politiques et sociales liées à l’environnement et au bien-être animal. Ils agissent aussi comme de véritables facteurs de distinction : « En premier lieu, ce n’est pas pour se distinguer des mangeurs de viande qu’on devient végétarien ou végétalien, même si finalement, ce choix entraîne automatiquement un processus de distinction qui peut générer des tensions entre omnivores et personnes à tendance végétarienne », précise Laurence Ossipow.
Soraya, 36 ans, est devenue végane en 2016, alors qu’elle vivait à Amsterdam. « J’y ai côtoyé des communautés qui militaient en faveur des minorités et du droit des animaux. Ça m’a ouvert les yeux sur les rapports de force qui continuent à s’exercer contre les plus vulnérables au sein de nos sociétés. » Un virage alimentaire plutôt bien accepté par son entourage, y compris ses parents, employés à la retraite. Dans cette famille de la classe moyenne, les plats traditionnels algériens sont adaptés pour que Soraya puisse en manger. Malgré tout, elle observe que les habitudes alimentaires restent intactes. « Je sens que je me heurte à beaucoup de déterminismes générationnels et culturels qui font que, même s’ils tentent de comprendre le tort fait aux animaux et à l’environnement, ils ne changeront pas leurs habitudes pour autant. »
Un fossé générationnel infranchissable ? Pas si sûr. Si la question du bien-être animal ne soulève pas encore les foules, les conséquences négatives de la viande sur la santé, sur lequel les institutions communiquent de plus en plus en dépit de l’influence des lobbies de l’industrie agro-alimentaire, infiltre peu à peu les consciences.
Un changement perceptible mais très lent
Malgré les réticences initiales de sa famille, Jeanne observe depuis quelques années une évolution des mentalités : « Maintenant, tout le monde sait qu’il faut limiter sa consommation de viande pour garder la santé. Ces discours influent sur la manière dont ma famille, pourtant très attachée à la viande, considère les produits carnés, même s’ils continuent à en manger souvent. »
Des changements progressifs, qui laissent augurer, à terme, un réagencement plus global des consommations alimentaires. Pour autant, la question de la viande ne doit pas faire oublier l’origine des autres aliments d’origine animale, comme le lait, fromage ou les œufs, encore majoritairement issus de l’agriculture intensive. Quant aux substituts à la viande, qui garnissent désormais les rayons des supermarchés, ils sont aussi souvent ultratransformés.