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ReportageNature

Sur la piste des libellules et demoiselles

Les libellules et demoiselles chérissent la lumière brûlante de l’été. Silhouettes colorées aux ailes graciles, elles font la course sur les étangs et jouent au cache-cache dans les roseaux. Nous partons à leur découverte dans une ancienne gravière, en Seine-et-Marne, en compagnie de Thomas Bitsch, ... odonatologue. C’est la première de notre nouvelle série, « La balade du naturaliste ».

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.


  • Jablines (Seine-et-Marne), reportage

La piste sablonneuse, d’un blanc cassé, renvoie l’aveuglante lumière du soleil de juillet. Un papillon de la famille des hespéridés volette autour d’une orchidée. Seuls les cris des poules d’eau et quelques éclaboussures troublent l’air immobile. À 11 h, la chaleur écrase les arbustes et les touffes de roseaux communs qui bordent les vastes étendues d’eau des sablières de Jablines, en Seine-et-Marne.

Après l’arrêt de l’exploitation du sable, quinze ans auparavant, l’eau a envahi les cavités et la végétation a progressivement repris ses droits. Aujourd’hui, ce petit coin de Paradis — du nom du plus grand étang de l’ancienne gravière — est classé Natura 2000. Les roselières accueillent plusieurs couples nicheurs de blongios nains, petits hérons d’une trentaine de centimètres menacés à l’échelle européenne. Quelques butors étoilés, classés « vulnérables » en France et en Europe, prennent aussi leurs quartiers d’hiver dans l’enchevêtrement des roseaux communs. Dans cet écosystème si riche, les odonates des eaux stagnantes prospèrent.

L’ancienne gravière de Jablines.

Odonates ? C’est le nom scientifique d’un ordre d’insectes au corps allongé, dotés de deux paires d’ailes fines et transparentes, aux énormes yeux composés de milliers de facettes. Cette famille regroupe deux sous-ordres : les petites demoiselles (Zygoptères) et les libellules (Epiproctophora), souvent plus imposantes. L’été est la saison idéale pour partir à leur rencontre. « Plus ça brûle, mieux c’est ! Elles sont observables d’avril à fin octobre mais elles adorent les heures les plus chaudes de l’été, quand les oiseaux ne chantent plus et que tous les autres animaux sont au repos », indique Thomas Bitsch.

Thomas Bitsch, enseignant en sciences et vie de la terre (SVT) et coordinateur régional de la Société française d’odonatologie.

L’enseignant en sciences et vie de la terre (SVT) et coordinateur régional de la Société française d’odonatologie (SFO), âgé de 34 ans, a d’abord observé les oiseaux d’Alsace, au début de l’adolescence. Restait à meubler les deux mois d’été, durant lesquels les oiseaux nicheurs ne chantent plus, les oiseaux migrateurs ont disparu dans de lointaines contrées, et les mammifères, crapauds et serpents, assommés par la chaleur, se terrent au frais et à l’ombre.

34 espèces différentes ont déjà été recensées à Jablines

C’est alors qu’on lui met une libellule entre les mains. « J’ai fait waouh ! c’est trop joli, se souvient Thomas Bitsch en souriant. Et puis, il y a le côté sportif de la capture, qui ajoute un petit challenge. Ce qui m’intéressait aussi, c’est qu’on n’était pas obligé de tuer les insectes pour pouvoir les identifier et les étudier, et qu’on pouvait les relâcher après. »

Un coup de filet d’un grand mouvement de bras, et le naturaliste attrape délicatement l’odonate emprisonnée par les ailes pour l’extraire de son piège : « Elles ne sont pas innervées, je ne lui fais donc absolument pas mal. »

Thomas Bitsch capture l’odonate avec un filet pour pouvoir l’identifier.

Il s’agit d’une demoiselle, reconnaissable à ses ailes, qu’elle referme quand elle est au repos, contrairement aux libellules qui les gardent ouvertes et bien à plat. Reste le plus difficile, identifier l’espèce. « Elle a la tête toute noire, sans marque particulière, et les yeux rouges. Elle appartient donc à la famille des naïades, examine le naturaliste. Une naïade au corps vert (Erythromma viridulum) plus précisément, car l’arrière du corps est noir, sauf le dernier segment et le dessous de l’avant-dernier segment, qui sont bleus. » À ne pas confondre avec sa cousine la naïade aux yeux rouges (Erythromma najas), qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau mais s’épanouit au printemps. À Jablines, la diversité est telle qu’un odonatologue — c’est le nom du spécialiste des libellules et demoiselles — peut y perdre son latin : 34 espèces différentes ont déjà été recensées sur le secteur !

Une naïade au corps vert.

Un nouveau coup de filet, et c’est une autre demoiselle, un agrion porte-coupe (Enallagma cyathigerum), qui se retrouve pris dans les mailles. « C’est une des espèces les plus communes, à la fois en nombre et en répartition, explique Thomas Bitsch. Cette demoiselle aime les pièces d’eau assez grandes. On la reconnaît au dessin de petit champignon qui orne son deuxième segment et à l’unique trait sur les côtés du thorax. »

Un agrion porte-coupe.

Une naïade au corps vert posée sur un tas d’algues flottantes guette, sans qu’on sache s’il s’agit d’un comportement territorial d’intimidation des autres mâles ou de la recherche d’un moucheron à capturer.

Comportement territorial ou stratégie de chasse chez cette naïade au corps vert ?

Un anax gigantesque, lui, a réglé la question du casse-croûte : il vrombit au-dessus de l’étang, une grosse libellule écarlate (Crocothemis erythraea) dans les mandibules.

Une libellule écarlate.

Une nouvelle demoiselle, un leste brun (Sympecma fusca), attire l’attention de l’odonatologue. « Tu vois ses ailes brillantes ? C’est un imago, c’est-à-dire un adulte immature qui vient juste de sortir de sa carapace de larve. Il n’a pas encore eu le temps de sécher ! Il pourrait s’abîmer si je l’attrapais. » À Jablines, toutes les périodes de la vie des libellules et demoiselles sont représentées, ou presque. Posées sur une graminée, deux agrions porte-coupe accouplés dessinent une forme de cœur. La femelle ira pondre ses œufs dans l’étang et la larve se développera sous l’eau en croquant de petits insectes aquatiques. Selon l’espèce, elle s’y tapira de quelques mois à plusieurs années en essayant d’échapper à l’appétit des perches arc-en-ciel.

Un accouplement d’agrions porte-coupe.

Après sa vie aquatique, l’insecte se débarrasse de sa carapace de larve, l’exuvie, pour déployer ses ailes graciles et sa silhouette colorée. La métamorphose est la période la plus délicate de la vie de la libellule : « Chez celle-ci, les extrémités des ailes de derrière ont séché avant d’être complètement dépliées, observe Thomas Bitsch, un orthétrum réticulé (Orthetrum cancellatum) aux ailes un peu fripées entre les doigts. A priori, ce n’est pas trop handicapant, parce qu’elle vole. Parfois, ça se passe plus mal. Si les quatre ailes sont mal formées, l’individu meurt. » La libellule doit aussi parvenir à extraire de l’exuvie les minuscules tuyaux qui lui permettent de respirer. Si elle n’y parvient pas, elle reste coincée dans sa carapace de larve, n’arrive pas à se développer et trépasse. « Il y a 30 à 50 % de perte entre le nombre de larves et celui d’individus matures », évalue le naturaliste.

Un orthétrum réticulé.

Avant de se reproduire, les survivantes doivent encore attendre que leurs organes génitaux arrivent à maturité. Chez le leste brun, cette étape dure deux semaines, le temps de grignoter quelques moucherons et d’explorer la lisière forestière ou la prairie voisine. « Pendant la maturation, certaines libellules peuvent aller très loin, précise Thomas Bitsch. Des copains de la Société française d’odonatologie ont équipé d’émetteurs microscopiques certaines espèces de libellules et demoiselles. Ils se sont aperçu qu’elles allaient dans la canopée, au-dessus des arbres ! » L’individu adulte rejoindra ensuite un plan d’eau, où il cherchera à se reproduire. Il y vivra entre trois semaines et un mois, un mois et demi pour les plus grosses espèces — à condition de ne pas se faire gober par un faucon hobereau, un de ses prédateurs à Jablines.

Les observateurs sont à l’affût de plusieurs signes

Pour les odonatologues, ces observations sont riches d’enseignements : l’espèce observée est-elle seulement de passage ou habite-t-elle sur le site ? Cette question n’a rien d’anecdotique : elle permet de mieux connaître les habitats des odonates et de suivre l’évolution des populations. Pour y répondre, les observateurs sont à l’affût de plusieurs signes : un accouplement ou une femelle en train de pondre comme « indice de reproduction probable » ; une exuvie ou un imago comme un « indice certain ». Justement, Thomas Bitsch vient de découvrir une exuvie vide sur la berge de l’étang, à proximité d’une touffe de roseaux.

Une exuvie de libellule.

Si un naturaliste exercé peut distinguer à l’œil nu les carapaces des larves de libellules de celles de demoiselles, impossible d’aller plus loin dans l’identification de l’espèce sans loupe binoculaire. Le naturaliste glisse la cuticule dans un flacon pour l’emporter au laboratoire. Il y découvrira toutes les caractéristiques de la larve d’un sympetrum sanguin.

Thomas Bitsch met l’exuvie dans un bocal, où il note la date et le lieu de sa découverte.

Les observations réalisées par les odonatologues sont ensuite regroupées au sein d’observatoires et de bases de données exploitées par les chercheurs en écologie. « Le Muséum national d’histoire naturelle et la Société française d’odonatologie ont lancé, en 2011, un programme de sciences participatives baptisé Suivi temporel des libellules (Steli), explique Thomas Bitsch. Chaque année, nous réalisons des inventaires dans des secteurs que nous connaissons déjà, pour observer l’évolution des populations, et dans de nouveaux secteurs. Cela permet d’identifier les espèces menacées, par exemple. »

« On ne peut pas vouloir protéger la biodiversité si l’on ne la connaît pas »

Le nombre d’individus peut varier de manière très importante d’une année à l’autre, en fonction des conditions météorologiques. Le printemps 2016, frais et très pluvieux, n’a pas rendu service aux libellules et demoiselles les plus précoces : réfugiées à l’abri des gouttes, elles n’ont pas pu chasser et certaines ont fini par mourir de faim. « Nous dénombrons deux fois moins d’observations cette année que l’année dernière », calcule Thomas Bitsch. Des tendances de plus long terme commencent à se dessiner, en partie liées au changement climatique. « Nous nous attendons à ce que des espèces méridionales remontent et que d’autres, liées à des milieux frais comme les tourbières, disparaissent. »

Cette contribution à la connaissance scientifique des libellules est au cœur de la démarche de l’odonatologue. « La passion débute par une phase de découverte : j’avais envie de faire des photos, de voir le plus d’espèces possible... Puis, au fur et à mesure, j’ai voulu partager mes connaissances. Aujourd’hui, je recueille des informations, je les analyse, je fais des modèles, j’essaie de comprendre comment tout ça fonctionne. C’est de là que naît l’implication politique ou morale par rapport à l’action de l’homme sur la nature. Pour moi, on ne peut pas vouloir protéger la biodiversité si l’on ne la connaît pas. »

Mais l’émerveillement et le plaisir sont toujours intacts : « Il y a deux jours, j’ai passé la nuit à la belle étoile en forêt de Fontainebleau. Au crépuscule, un engoulevent chantait, seul sur son rocher. Le lendemain, j’ai fait le tour des mares à la recherche des libellules, à la recherche de nouveaux habitats. Ces moments de contemplation procurent des émotions fortes ! Et puis, il y a la fascination pour ce qui vole, qui est coloré et si joli. Regarder dans les yeux d’une libellule, ça a un côté magique. »


LES CONSEILS DE L’ODONATOLOGUE POUR OBSERVER LIBELLULES ET DEMOISELLES

  • Bien choisir la date et le lieu : « Il y a des libellules dès qu’il y a de l’eau. Mais plus le plan d’eau est naturel, avec des roseaux, des berges irrégulières et des paysages variés aux alentours, plus vous observerez d’espèces différentes. Pour ce qui est de la période, privilégiez les trois mois d’été, juin, juillet et août, des jours de très beau temps et les heures les plus chaudes, entre 10 h et 15 h. »
  • Soigner l’équipement : « Il y a peu de moustiques aux heures les plus chaudes. Mais pensez aux bottes, au chapeau et à la crème solaire ! Quant au filet, il n’est pas indispensable au début, mais il viendra assez vite quand vous aurez pris le virus. »
  • Prévoir de quoi identifier les espèces : « Au début, vous pouvez prendre des photos et les comparer avec les photos de l’Observatoire des libellules d’Île-de-France, par exemple. Ensuite, si vous accrochez, vous pourrez vous procurer un guide dans une librairie grand public. »
  • Participer à des sorties en groupe : « L’Observatoire des libellules d’Île-de-France met en ligne un calendrier annuel des sorties. En région, de nombreuses associations de naturalistes proposent formations et animations. Cela permet de rencontrer de nouvelles personnes, de se créer un réseau et de ne pas rester seul dans son coin. »
  • Se faire plaisir : « Le plus important, c’est l’émerveillement. Vous découvrirez qu’en portant un regard un peu différent sur le monde qui vous entoure, vous observerez des choses merveilleuses. »

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