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Animaux

La brebis brigasque sauvée par des éleveurs passionnés

Exode rural, urbanisation et industrialisation de l’agriculture ont eu raison de nombre de races fermières. La brigasque, brebis du sud-est de la France, doit son salut in extremis à une poignée d’éleveurs enthousiastes. Ils luttent contre l’homogénéisation du cheptel français.

Pont de l’Ascension, 5 mai 2016 : Reporterre se met au ralenti. Et relit des histoires qu’on a bien aimé, et que vous aimerez peut-être aussi redécouvrir.


  • Vallouise (Hautes-Alpes), reportage

Une symphonie de cloches, des aboiements aigus, quelques cris. Le soleil se couche sur la vallée alpine, et les bergers rentrent le troupeau. Bâton à la main et bébé dans le dos, Jean-Baptiste Martin et Amélie Griveau amènent leurs quatre-vingts bêtes à la traite. Il y a deux ans, le jeune couple a repris la ferme familiale. Mais plutôt que de garder le troupeau originel, ils ont opté pour des brigasques. « Je suis attaché à ma région, et la race de brebis locale, c’est la brigasque », explique Jean-Baptiste Martin.

Après une journée de pâturage, Jean-Baptiste Martin rentre les brebis pour la traite.

Sur la route qui remonte à l’étable, les moutons avancent d’un bon pas. Un grand nez busqué, de longues cornes retroussées vers l’arrière, une toison fournie et un regard doux… la brigasque a de l’allure. Avec ses mamelles « sculptées pour la traite » et une endurance de randonneur, l’animal a tout pour plaire. Pourtant, cette brebis originaire des montagnes sèches de la Provence et du Piémont italien a bien failli… disparaitre.

« Après la Seconde guerre mondiale, le cheptel a chuté de manière dramatique », raconte Jean-Baptiste Martin. En cause, l’exode rural et l’urbanisation de la Côte d’Azur, qui ont privé nombre d’éleveurs de pâturages. « Et au début des années 1970, il ne restait plus qu’un ou deux troupeaux, autour du village de La Brigue. L’histoire pluriséculaire de la brigasque se serait sans doute arrêtée là sans l’arrivée de jeunes néoruraux, tombés amoureux de la race. « Ils ont fait un boulot énorme pour sauver la brigasque de l’oubli et diffuser des agnelles », observe Jean-Baptiste Martin.

« Une très bonne marcheuse avec une laine épaisse »

Un combat patient et acharné, à l’encontre des préconisations des experts. Car l’heure est à l’industrialisation de l’agriculture, avec une priorité : augmenter la productivité des élevages. Les animaux sont évalués et classés selon leur « performance » : leur rendement laitier ou leurs mesures morphologiques (pour la viande). Résultat, les races locales, plus rustiques mais souvent moins productives, sont reléguées au second plan. « La substitution de ces races s’est soldée par un déclin de la diversité des animaux de ferme et par une uniformisation génétique croissante pour toutes les espèces animales domestiques », note Julia Bessin, agronome.

Vache Bleue du Nord, cochon Cul noir du Limousin, ou chèvre des fossés. La liste des « races menacées d’abandon pour l’agriculture » compte plus d’une centaine de noms. « Sur 179 races recensées en France, 80% sont considérées somme menacées », note l’Inra dans un rapport paru en 2014. La brigasque n’est pas la seule victime de l’homogénéisation des cheptels français.

« Pas les géraniums ! » Amélie Griveau éloigne d’une claque une brebis gourmande d’un massif fleuri. La troupe traverse le hameau du Villard, dominé par les premières cimes des Écrins. Chaque été, les bergers amènent leurs bêtes en alpage à plus de 3.000 mètres d’altitude. « La brigasque est une très bonne marcheuse, et avec sa laine épaisse, elle résiste bien au froid, explique Amélie Griveau. Les autres races laitières ne sont pas aussi bien adaptées à la montagne. »

Tous les étés, les éleveurs conduisent le troupeau en alpage dans le parc national des Écrins.

« Certains éleveurs, souvent situés sur des territoires difficiles, reprochent aux dispositifs de sélection actuels de fonder la performance économique sur la performance individuelle de l’animal et d’oublier ses liens avec le système plus global incluant les différentes pratiques d’élevage et leur environnement », analyse l’agronome Julia Bessin.

Un constat partagé par Jean-Baptiste Martin : « On a tendance à croire que, partout dans le monde, on peut faire le même type d’élevage, avec les mêmes bêtes et la même alimentation, sans prendre en compte les conditions environnementales… Mais c’est faux ! » Pour lui, une « bonne brebis » n’est pas forcément celle qui donne beaucoup de lait : « Si nous devons la bourrer d’antibiotiques et de compléments alimentaires, ou si elle ne résiste pas aux écarts de température, ça n’est pas bon pour nous. »

Caillés doux et yaourts à l’hysope

Le message commence à passer. Des éleveurs s’intéressent à nouveau à la brigasque. De 200 têtes dans les années 1970, elles seraient aujourd’hui près de 1.300. Mais Jean-Baptiste Martin garde les pieds sur terre : « C’est encourageant, mais ça reste très faible. Il n’y a que quatre troupeaux viables économiquement et capables d’assurer la diversité génétique. »

En raison du nombre limité de troupeaux, les agnelles coûtent chères – deux fois plus qu’une brebis « classique » - et les risques de consanguinité restent élevés. Pour faire face à ces obstacles, les éleveurs se sont donc regroupés au sein de l’Association de défense de la brebis brigasque. Soutien financier, répertoire des béliers reproducteurs, promotion auprès des pouvoirs publics… Ils ont même créé une filière de fabrication de tapis, afin de valoriser la laine jarreuse de la brebis au nez bombé et aux poils longs et raides.

Amélie Griveau pratique encore la traite à la main.

Dans la fromagerie, Amélie Griveau retourne des caillés doux et empote les yaourts à l’hysope. Chaque semaine, elle se rend à Briançon et à Vallouise pour vendre ses produits. Si le jeune couple parvient aujourd’hui à vivre de son activité, les journées sont longues et l’avenir encore incertain. « Élever des brigasques n’est pas un choix rationnel, estime-t-elle. On travaille plus pour gagner moins. »

« Mais si tout était rationnel, on mangerait tous la même chose, on aurait la même voiture, on ferait le même métier ! poursuit Jean-Baptiste. C’est notre manière de porter notre petite pierre à l’édifice, de retranscrire dans la réalité notre vision du monde. »

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