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ÉditoPolitique

La décivilisation est une chance !

L’emploi de concepts d’extrême droite par M. Macron et ses ministres révèle le vacillement du pouvoir qu’ils représentent. C’est la tentative de reprise en main d’une civilisation mortifère qui sent sa fin venir.

Emmanuel Macron et son gouvernement sont-ils en train de reprendre sans scrupule les éléments de langage de l’extrême droite ? Après une série de faits divers et la mort de plusieurs agents publics, voilà que la France plongerait selon eux, dans « un processus de décivilisation » contraire « au sens de l’histoire », a déclaré le chef de l’Etat le 24 mai en Conseil des ministres.

Le mot n’a rien d’anodin. Il a été pesé, mesuré et pensé pour marquer les esprits. « Cette expression se veut une interpellation de la société sur elle-même », assure-t-on dans l’entourage du président de la République.

Comment les communicants de l’Élysée auraient-ils pu ignorer que ce terme est le titre d’un livre écrit en 2011 par Renaud Camus, le théoricien du grand remplacement ? Comment n’auraient-ils pas su qu’il s’inscrit dans une tradition philosophique qui écrase la différence et glorifie la société moderne occidentale ?

Il y a quelques mois, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, parlait de « l’ensauvagement d’une partie de la société » — autre terme repris à l’extrême-droite. L’usage de ces mots est un choix prémédité. Une stratégie du choc et de la sidération dans une bataille culturelle, de plus en plus acérée.

Un monde remis en cause

Selon le gouvernement, une « violence » indistincte et gratuite gangrènerait la France. Il n’évoque évidemment pas la violence des milieux économiques ou de la police, mais celle d’en bas, du vil peuple et du « Gaulois réfractaire ». Les termes de décivilisation et d’ensauvagement ont ceci de pratique qu’ils permettent de ne pas s’interroger sur la violence intrinsèque de notre modèle de société. Ils renvoient la brutalité à un ailleurs lointain, un « état de nature » hors de notre civilisation.

Une lecture écologique de la séquence actuelle est intéressante. Après avoir traité les chercheurs qui remettent en cause son hégémonie de « terroristes intellectuels », le gouvernement tente de faire diversion. Il nous éloigne du vrai problème. C’est notre société qui est malade. C’est la civilisation moderne et les valeurs qu’elle charrie - le progrès technique, l’individualisme etc. - qui ne sont pas à la hauteur de l’époque.

Aujourd’hui, les bouleversements écologiques sont tels qu’ils font voler en éclat nos certitudes et nos représentations ethnocentrées. La Terre se dérobe sous nos pieds et la civilisation et le progrès que l’on érigeait en emblèmes s’écroulent. C’est une remise en cause profonde de notre monde. Une décivilisation nécessaire. À l’ombre des catastrophes, des vérités nouvelles éclatent au grand jour. C’est notre société, dans son rapport toxique à la nature et à l’Autre, qui est profondément violente.

On dépense des sommes gigantesques pour tuer les sols, empoisonner les gens, appauvrir les pays du Sud, abattre des milliards d’animaux ou repousser des migrants à la mer. L’historien camerounais Achille Mbembe parle de « nécropolitique » pour évoquer cette civilisation moderne jonchée de cadavres où « l’administration méthodique de la mort » mobilise la science, l’armée, l’industrie et la technique.

« La nature selon l’homme blanc est quelque chose de dangereux »

C’est donc notre civilisation qui est profondément mortifère et assassine. Et cela n’est pas sans lien avec notre rapport à la nature. Pour pouvoir se dire, se croire distinct et émancipé d’elle, il a fallu lui mener la guerre, en permanence l’écraser, la dominer, la domestiquer. Lorsque Gérald Darmanin dénonce « l’ensauvagement de la société », une conception datée de la nature refait surface. Une terreur soudaine et profonde, une pure panique, la crainte de perdre à nouveau cette bataille immémoriale.

« La nature selon l’homme blanc est quelque chose de dangereux, de violent, un état d’avant la société, un état que la civilisation vient recouvrir et remplacer, décrit le philosophe Baptiste Lanaspeze. La nature selon l’homme blanc c’est l’état de guerre généralisé, de chacun contre tous, c’est la barbarie qu’il faut combattre. […] La nature selon l’homme blanc rend possible et nécessaire le projet moderne impérial de prise de contrôle et de suppression de la vie sur Terre », écrit-il, dans son essai court et percutant Nature (éditions Anamosa, 2022).

Le discours actuel des autorités sur l’ensauvagement et la décivilisation doit être vu pour ce qu’il est. Une tentative, comme une autre, de reprendre la main. Une réaction primaire et défensive pour perpétuer l’existant.

Lumières d’ailleurs

Mais, en réalité, depuis quelque temps déjà, les récits dominant les pensées occidentales s’effondrent. Il y a 50 ans, Claude Levi-Strauss pourfendait « les tenants de l’évolutionnisme culturel » dans Race et histoire. Toutes les sociétés ne suivent pas la même trajectoire linéaire. Il n’y a pas de fin de l’histoire ou d’aboutissement logique qui nous entraînerait inévitablement vers la démocratie libérale. Après lui, son disciple Philippe Descola faisait voler en éclat la séparation entre nature et culture, cette frontière hermétique érigée par la civilisation moderne au XVIIe siècle, qui nous a coupé du reste du vivant.

L’anthropologie anarchiste n’est pas non plus en reste. Dans Archéologie de la violence, Pierre Clastres relativise l’idée que les sociétés autochtones, dites proches de la nature seraient sans foi ni loi, brutales ou barbares — une idée utilisée par les colonisateurs pour justifier leur domination. Dans Homo Domesticus, James C. Scott, montre, au contraire, que c’est l’avènement des grandes civilisations qui a entraîné une régression massive de la qualité de vie, avec une montée de l’esclavage et de la faim.

David Graeber, dans son livre posthume Au commencement était… révèle que les théories des Lumières sur l’égalité et la liberté ont été nourries par le contact avec des peuples indigènes, et notamment les communautés iroquoises ou algonquines. Ce n’est pas l’Europe qui a éclairé le monde de sa pensée mais des habitants de terres qu’elle voulait conquérir qui l’ont inspiré.

Dans la lignée de ces idées subversives, il semble plus que jamais nécessaire d’ensauvager nos pensées et de se détacher des vernis chauvins qui fantasment notre « Civilisation ». Nous devons apprendre à « Rester barbare » (Louisa Yousfi) pour ne pas être écrasés par le rouleau compresseur de l’uniformité. Ne pas céder aux relents identitaires et esquisser de nouveaux horizons. La décivilisation est une chance, elle nous ouvre aux autres, humains et non-humains. « Le monde que nous voulons est fait de beaucoup de mondes », affirment les zapatistes. À la civilisation, préférons donc le « Plurivers » !

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