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Agriculture

La grippe aviaire met à rude épreuve l’élevage paysan

Dans le Sud-Ouest, il faut absolument fermer toute porte d’entrée au virus de la grippe aviaire et donc claustrer les canards, assurent les experts. Refus net des petits producteurs. Ils estiment qu’on se trompe de cible en accusant le plein air et plaident pour une désintensification des élevages industriels.

C’est une épidémie qui sera contrôlée plus rapidement que celle de Covid-19. « On est en train d’endiguer la vague », se félicite Gilles Salvat, directeur de la santé et du bien-être animal à l’Anses, l’agence nationale de sécurité sanitaire. « Plus précisément, on a de moins en moins de nouveaux cas par jour. »

Depuis mi-novembre 2020 et la détection des premiers cas, la grippe aviaire H5N8 sévit en France et plus particulièrement dans les élevages de canards à foie gras des Landes. Le 28 janvier 2021, le ministère de l’Agriculture recensait 418 foyers, soit autant d’élevages contaminés, dont l’immense majorité dans le Sud-Ouest. « On arrive à deux millions de canards abattus », compte Marie-Pierre Pé, directrice du Comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras (Cifog), qui représente la filière.

Autour de chaque foyer, les canards des élevages présents dans un rayon de cinq kilomètres sont abattus et les mouvements de palmipèdes sont interdits dans un rayon de vingt kilomètres. Les Landes sont le principal département touché, mais le Gers, les Pyrénées-Atlantiques et les Hautes-Pyrénées sont aussi concernés.

C’est la troisième fois en cinq ans qu’une épidémie d’influenza aviaire ravage le Sud-Ouest et ses élevages, la deuxième fois que c’est le redoutable virus H5N8, déjà responsable de la vague de 2016-2017, qui sévit [1]. La filière n’avait jamais connu cela. Comment en est-on arrivé là ? Les leçons de l’épisode d’il y a quatre ans ont-elles été bien tirées ?

Dans les Landes, des éleveurs de canards en plein air transportent leurs bêtes qui seront ensuite chargées dans le camion des services vétérinaires, puis abattues.

« Il aurait fallu des moyens logistiques beaucoup plus importants », regrette Marie-Pierre Pé. En clair, plus d’équipes capables d’abattre les canards puis de gérer les monceaux de cadavres contaminés. Reporterre vous a déjà raconté la gestion hasardeuse des premières semaines, due à des pouvoirs publics dépassés par la flambée du virus. Les systèmes de surveillance de la maladie ont pourtant très bien fonctionné, l’avancement des oiseaux migrateurs porteurs de l’influenza aviaire scrupuleusement suivi. Alors ? « Plusieurs phénomènes se sont conjugués, explique Jean-Luc Guérin, spécialiste du virus et professeur à l’école vétérinaire de Toulouse. Le degré de contamination des oiseaux migrateurs était très élevé, sans doute plus qu’il y a quatre ans ; le virus s’est révélé extrêmement contagieux, plus que nous l’imaginions, et les barrières sanitaires mises en place depuis 2017 n’ont pas suffi ; enfin, il est arrivé dans un écosystème fragile et perméable à ce virus, avec une très forte densité de canards en plein air, en plus dans une période très humide – la zone était en alerte inondation – ce qui favorise la contamination de l’environnement. » Cet « écosystème », c’est la Chalosse, un territoire du sud des Landes où se trouvent de nombreux petits élevages de canards gras de plein air. Et juste avant les fêtes de fin d’année, ces derniers étaient pleins à craquer de bêtes destinées à approvisionner nos tables.

« Les Landes sont une zone humide [située] sur les trajets migratoires des oiseaux, complète Gilles Salvat, de l’Anses. Ces migrateurs sont attirés par les autres palmipèdes et se posent facilement sur les parcours de canards d’élevages plein air. Il serait donc raisonnable, pendant les périodes de migration – a minima de mi-novembre à fin décembre – d’avoir les animaux en claustration. »

La crise n’est pas terminée, il reste encore beaucoup de données à collecter et à analyser. Mais pour ces spécialistes, la première leçon est déjà tirée : il faut absolument fermer toute porte d’entrée au virus, et donc rentrer les canards pendant la période sensible. Déjà, après la crise de 2016-2017, il avait été décidé que les volatiles devraient être cloîtrés en début d’hiver. Les petits producteurs avaient obtenu une exception pour les élevages de moins de 3.200 canards : à condition de respecter certaines règles de « biosécurité », ils pouvaient demander une dérogation et garder leurs animaux dehors. Celle-ci pourrait être supprimée. « Les services vétérinaires ont peut-être donné trop de dérogations, en oubliant que ces élevages étaient tous dans la même zone très dense en production », suggère Marie-Pierre Pé.

Les mouvements de canards et de personnels, « un rôle prépondérant dans la diffusion de l’infection »

Cette proposition rencontre un refus net des petits producteurs, qui estiment qu’en les accusant, on se trompe de cible. « Nos élevages sont en autarcie, plaide Sylvie Colas, en charge du dossier volaille à la Confédération paysanne du Gers. On reçoit le canard à un jour, puis on l’élève, on le gave et on l’abat sur l’exploitation. Il sort de chez nous en boîte, donc nos animaux ne vont pas contaminer les autres. » À l’inverse, elle pointe, avec ses collègues représentant les petits élevages, la filière industrielle qui a segmenté les tâches : le caneton d’un jour est envoyé dans une exploitation qui fait grandir les canards jusqu’à ce qu’ils soient « prêts à gaver ». Ils sont ensuite envoyés vers d’autres élevages, spécialisés dans le gavage, avant d’être enfin envoyés à l’abattoir. Soit trois déplacements plutôt qu’un seul. « Un seul élevage de prêt-à-gaver peut approvisionner dix salles de gavage, ajoute Maryline Beyris, vice-présidente du Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef). En plus, énormément de personnel circule sur ces exploitations. Les équipes de vaccination, les gens chargés d’attraper les canards, etc. »

À l’entrée d’un élevage intensif dans les Landes. © Alain Pitton / Reporterre

Des remarques confirmées par les études sur l’épidémie d’influenza aviaire de 2016-2017. « Les mouvements d’animaux, personnes et véhicules internes à la filière de palmipèdes apparaissent jouer un rôle prépondérant dans la diffusion de l’infection », notait alors la plateforme d’épidémiosurveillance en santé animale.

Nos deux productrices dénoncent également la concentration d’animaux, enfermés dans des bâtiments dans les gros élevages. « Si le virus arrive dans un élevage industriel, il devient une bombe bactériologique, estime Sylvie Colas. Ces grands bâtiments ont des systèmes de ventilation qui vont propulser les sécrétions virales tout autour, dans les flaques d’eau et l’herbe. Cela fait des foyers qui vont très vite, surtout si deux cents mètres plus loin, vous avez un autre bâtiment. Et puis les animaux sont ultra-sélectionnés pour produire vite : ils sont plus sensibles, stressés par l’enfermement et les transports, respirent mal parce qu’ils sont nombreux en intérieur. »

À l’inverse, elle estime que les élevages plein air, avec des animaux espacés et en pleine santé, ralentissent la propagation du virus. « C’est comme pour le Covid, pour ralentir sa progression, on vous dit d’aérer, de ne pas rester à plusieurs trop longtemps dans une pièce fermée, compare Maryline Beyris. J’ai des collègues qui avaient des canetons contaminés, et leurs canards qui étaient dehors ne sont tombés malades que huit jours plus tard. » Soit autant de temps gagné pour contrôler l’épidémie.

« Si le virus arrive dans un élevage industriel [tel que celui-ci, dans les Landes] il devient une bombe bactériologique. »

« Si le virus pénètre dans un bâtiment, je vous accorde qu’il y trouve un terrain de jeu formidable, concède Gilles Salvat. Au final, cela ne change pas grand-chose car les animaux en plein air finissent aussi par être contaminés. » « Nous avons contribué à démontrer que les transports avaient joué un rôle en 2016-2017, dit Jean-Luc Guérin, professeur à l’école vétérinaire de Toulouse. Cette fois-ci c’est moins vrai. » Les experts parlent d’une propagation en « tache d’huile », donc de proche en proche.

« Dans les Landes, il y a deux millions de canards en trop »

La Cifog abonde : pour limiter les contaminations liées aux transports, des mesures ont été prises ces quatre dernières années, notamment à travers ce qui a été appelé le « pacte grippe aviaire ». « Les éleveurs ont énormément investi depuis 2017, se sont formés à la biosécurité, des plateformes de lavage pour les camions ont été créées. On est passé de la préhistoire aux temps modernes », dit Marie-Pierre Pé.

La Confédération paysanne et le Modef estiment de leur côté que la filière industrielle – notons au passage que la production de foie gras française est dominée par trois gros acteurs (Delpeayrat, Labeyrie et Rougié et Montfort) – n’a pas respecté tous ses engagements. En particulier, les éleveurs en autarcie avaient demandé que les autres mettent en place ce que l’on appelle la « bande unique » : que tous les palmipèdes sur l’exploitation aient le même âge, de manière à permettre un vide sanitaire entre chaque lot de canards. « Ils ne l’ont pas fait. Et ils ont multiplié leurs bâtiments grâce aux subventions », dénonce Sylvie Colas.

Reste un point sur lequel tout le monde semble s’accorder : la densité des élevages. Trop de canards sont élevés sur le même territoire. Qui doit diminuer la quantité de canards présents sur son exploitation ? Tout le monde, estiment le Cifog et nos deux experts. Les élevages en autarcie auraient, en particulier, un effort à faire, car ils n’ont souvent pas assez de bâtiments pour rentrer tous leurs canards en intérieur. Il faudrait donc qu’ils mettent moins de canards en cette période, ou agrandissent leurs poulaillers.

« Il faut éviter l’entrée du virus, le contact avec la faune sauvage, insiste Gilles Salvat. En matière de biosécurité, c’est un peu tout ou rien. Cela ne remet pas en cause les élevages en autarcie, il faut juste prévoir un confinement de trois à huit semaines pendant la période à risque, pour les protéger. » Maryline Beyris rétorque :

Mettre entre trois et cinq canards au mètre carré en bâtiment, ce n’est pas bon. On ne veut pas de ces canards-là. On veut du plein air, pour que le canard soit bien musclé. Pour nous, la biosécurité, c’est l’autarcie de la ferme, c’est plus sécurisant. »

Elle réclame en priorité une désintensification des élevages industriels : « Dans les Landes, il y a deux millions de canards en trop. »

Une option peu prisée par l’interprofession, le Cifog, qui espère à l’inverse développer encore les marchés à l’export. La question est donc de savoir quel élevage la France souhaite développer. « Les épidémies existaient avant l’ère industrielle, explique Lucile Leclair, journaliste et autrice de Pandémies, une production industrielle (2020, éd. Seuil/Reporterre). On ne peut pas dire qu’un élevage paysan n’est pas soumis aux pathogènes. Mais il va davantage “faire avec”. L’industrie est un facteur d’accélération des épizooties. On en compte, selon l’organisation mondiale de la santé animale, trois fois plus qu’il y a quinze ans. On y répond par un confinement des animaux. Ce répertoire de normes pousse à industrialiser toujours plus les fermes. » Saura-t-on mettre fin au cercle vicieux ?

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