La science a besoin d’un débat démocratique pour inclure les enjeux écologique et social

Alors que seuls l’État et les communautés savantes négocient les choix de recherche scientifique, sans lutter efficacement contre le dérèglement climatique, les auteurs de cette tribune font le pari d’ouvrir un débat démocratique à l’ensemble des citoyens. De quoi enfin mêler la recherche scientifique à la demande sociale et environnementale.
Le projet Horizon Terre (Tous ensemble pour une recherche responsable et engagée) rassemble une quarantaine d’étudiantes et étudiants, de chercheuses et de chercheurs et de représentantes et représentants associatifs.
« Science sans croissance est-elle ruine de l’âme ? » En 2000, les quinze États membres de l’Union européenne ont défini la stratégie de Lisbonne, pour faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». De quelle connaissance est-il question ici, nulle discussion n’est prévue pour en convenir. Car bien qu’elles façonnent notre société, son cadre technique et son organisation, les orientations de la recherche scientifique ne sont jamais débattues démocratiquement.
Horizon Europe, le neuvième programme européen de financement de la recherche pour 2021-2027, ne déroge pas à cette pratique : est-il même possible de savoir qui l’a rédigé ? Il est néanmoins crucial que nous tous et toutes, acteurs et actrices de la société civile, nous en emparions pour discuter la pertinence de ses partis pris face aux grands enjeux contemporains, écologiques et sociaux. Nos conditions d’existence futures en dépendent.
D’autant que ce programme, dévolu à la « croissance verte », est problématique. S’il promeut une économie délestée des énergies fossiles, il continue à n’envisager la transition écologique qu’au travers de ses développements technologiques. Le volet « problématiques mondiales et compétitivité industrielle européenne » se voit d’ailleurs attribuer 55,3 % de son budget total (95,5 milliards d’euros). La santé s’en trouve toujours plus « digitalisée » (avec les capteurs high-tech pour développer la « médecine personnalisée ») et la mobilité encore plus « intelligente », au gré de « voitures autonomes », de smart grids (réseaux électriques intelligents) et autres smart cities (villes intelligentes).
Les limites et dangers d’une « croissance verte » ultra-technologique sont pourtant désormais bien documentés scientifiquement. De l’épuisement croissant des ressources de métaux, aux destructions environnementales provoquées par leur extraction, en passant par l’augmentation vertigineuse (8 % par an) des gaz à effet de serre engendrés par le numérique, on est bien loin d’une stratégie de lutte efficace contre le réchauffement climatique, comme le signale l’ancien président du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) Robert Watson, dans un article récent sur les illusions technologiques. Sans compter que, pendant que l’on observe les champs agricoles avec des satellites, les terres s’appauvrissent, les paysans et les paysannes disparaissent, et notre capacité d’autonomie alimentaire avec elles.

Produire des alternatives grâce à une recherche plus participative
Le Haut Conseil pour le climat conseille pourtant d’autres stratégies : « Les ruptures technologiques sont incertaines. Il est donc indispensable de ménager plusieurs chemins vers une économie bas carbone, et de s’assurer que l’objectif de neutralité carbone soit atteint, y compris en cas d’innovations futures moins fortes qu’espérées. »
Pour ouvrir ces autres chemins vers la réduction de la consommation énergétique, il y aurait justement beaucoup d’études à lancer, pas seulement de bio-ingénierie, mais aussi sociologiques, anthropologiques, etc. afin de réfléchir aux transformations structurelles nécessaires. On pourrait notamment repenser l’aménagement du territoire, de façon à favoriser des transports sobres (train, vélo ou marche) ; impulser des changements de consommation, par une réflexion sur les besoins vraiment essentiels, par une répartition plus juste des richesses naturelles et économiques. Mais les retours sur investissement de tels projets de recherche seraient-ils suffisamment attrayants pour des organismes privés — environ 50 % des bénéficiaires des précédents programmes d’Horizon Europe — et des institutions publiques de plus en plus soumises à des critères d’efficience économique ?
Une fois écartée la fable d’un progrès scientifique qui s’imposerait de lui-même, le constat saute aux yeux : les orientations de la recherche scientifique sont éminemment politiques. Pour imaginer d’autres alternatives, il faudrait produire de la connaissance autrement, en rattachant la recherche scientifique à la demande sociale et environnementale de terrain. Donc produire une recherche plus participative, en sollicitant davantage la société civile (associations de toutes tailles, collectifs étudiants ou de quartier, syndicats, chercheuses et chercheurs et chercheuses) — bien plus en tout cas qu’Horizon Europe, qui ne leur octroie généralement que 0,5 % de son budget total.
Le cas de l’agriculture l’illustre bien. Quand Horizon Europe promeut une agriculture productiviste et technologique (satellites, robotique, intelligence artificielle, etc.), économiquement discriminante, des associations comme L’Atelier paysan ou Terre de liens travaillent à l’invention d’un nouveau modèle agricole pour favoriser un retour à la terre : autres modalités d’accès au foncier, développement d’outils low-tech partageables, etc.

Des contre-propositions
C’est sur la base de ces constats partagés que deux associations, Sciences citoyennes, Ingénieurs sans frontières et un collectif, Atécopol, ont formé en janvier 2020 le groupe de travail Horizon Terre. Composé d’une quarantaine de personnes, étudiant.e.s, chercheur.e.s, membres d’associations, ce groupe a élaboré un ensemble de contre-propositions dans les domaines de la santé, de l’agriculture et de l’énergie-habitat-mobilité, trois des six domaines couverts par Horizon Europe.
Elles visent à réorienter la recherche dans une perspective écologique et sociale différente des politiques actuelles. En développant des approches globales (la santé et l’agriculture, par exemple, ont été traitées de concert) ; en approfondissant d’autres formes de gouvernance, comme les communs, ou des sujets cruciaux tels que « l’épuisement des ressources naturelles » (raréfaction de certaines matières premières, apurement des nappes phréatiques, etc.), « l’économie de la transition écologique » ou les usages de la propriété intellectuelle, non pris en compte dans Horizon Europe.
Un plaidoyer organisé en soixante-cinq blocs de thématiques de recherche présente ces contre-propositions depuis début février, et jusqu’à fin juin, sur la plateforme Decidim, pour que chacun et chacune puisse les commenter, les critiquer et en soumettre d’autres au débat. Il est aussi possible de les utiliser librement (à des fins non commerciales). Plus les citoyens et les citoyennes, les associations s’en empareront, plus elles circuleront, et plus le débat aura de chances d’exister.
En parallèle, Horizon Terre s’engage sur différents agendas scientifiques, politiques et militants afin de porter à la connaissance des instances de décision les propositions de son plaidoyer. Il invite aussi chacun et chacune à se saisir des propositions pour interpeller ses « représentant.e.s », notamment à l’occasion des rendez-vous électoraux, ainsi que les instances de travail et de consultations (stratégies d’établissement de recherche, refonte des formations de l’enseignement supérieur, plaidoyer associatif, etc.).
Ne laissons plus les choix scientifiques aux seuls scientifiques, élu.e.s et fonctionnaires européen.ne.s. Engageons-nous pour une autre recherche, au service de l’ensemble des citoyennes et citoyens et de la Terre !