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Énergie

« La sobriété n’est pas une norme à négocier »

De g. à d. : Hortense Chauvin, Valérie Guillard, Éric Vidalenc et Bruno Villalba à l'Académie du climat, le 30 mars 2023.

Comment rendre la sobriété énergétique désirable ? « Il faut s’organiser collectivement », certifient les spécialistes Valérie Guillard, Éric Vidalenc et Bruno Villalba, invités par Reporterre à l’Académie du climat.

Paris, reportage

« Comment faire de la sobriété un horizon politique désirable et commun ? » C’est entourée de trois experts et dans une salle comble qu’Hortense Chauvin, journaliste à Reporterre et autrice d’une grande enquête sur la sobriété, a ainsi ouvert le débat, le 30 mars à l’Académie du climat.

Culturellement, pas facile de faire passer la sobriété comme « désirable », a fortiori dans une société qui a fait de la surconsommation une ligne de conduite et encore moins avec un gouvernement qui la place derrière le nucléaire et les solutions technologiques. Pourtant, les économies d’énergie et un mode de vie plus sobre en général sont nécessaires si l’on veut enrayer les effets du changement climatique.

Lire aussi : Sobriété énergétique, la solution oubliée : l’enquête de Reporterre

La sobriété est-elle vraiment désirable ? « Si elle l’était, cela voudrait dire qu’elle serait négociable, ce qui n’est pas le cas. On sait pourtant ce qu’est le superflu. Dès l’Antiquité, les philosophes grecs ont expliqué que l’excès d’ébriété devait être régulé, explique Bruno Villalba, politiste et professeur de science politique à AgroParisTech. La sobriété n’est pas une norme à négocier : c’est la condition de notre adaptation aux limites planétaires. »

Bruno Villalba : « La sobriété est la condition de notre adaptation aux limites planétaires. » © NnoMan Cadoret / Reporterre

À la question posée, Éric Vidalenc, spécialiste des questions énergétiques, répond quant à lui : « Au lieu de parler de sobriété, nous devrions peut-être utiliser le terme “satiété”, qui illustre un état de satisfaction. Car à travers l’enjeu des limites planétaires, c’est la question de l’équilibre qui est posée. Manger moins de viande ? C’est meilleur pour la santé. Prendre le vélo plutôt que sa voiture ? Cela permet de lutter contre la sédentarité. Revenir sur des logements moins volumineux ? Cela permet un meilleur partage de l’espace. À chaque aspect de la vie, nous pouvons trouver des cobénéfices. »

Éric Vidalenc : « À chaque aspect de la vie, nous pouvons trouver des cobénéfices. » © NnoMan Cadoret / Reporterre

« Nous n’avons plus le choix de transformer nos modes de vie si nous voulons une trajectoire vivable »

De son côté, Valérie Guillard, docteure en science de gestion, rappelle que la sobriété n’est pas qu’une question énergétique : « Il y a énormément de posts [sur les réseaux sociaux] où l’on surconsomme. Je pense au textile avec la fast fashion, mais il y en a plein d’autres. » Dans son livre Du gaspillage à la sobriété — Avoir moins et vivre mieux ? (De Boeck Supérieur, 2019), les recherches qu’elle a rassemblées montrent que les comportements des Françaises et Français en matière de consommation sont restés stables. Les changements que l’on observe aujourd’hui sont « très corrélés au porte-monnaie » et donc à l’inflation.

C’est néanmoins toujours l’échelle individuelle qu’on cite comme levier d’action : « L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) a élaboré plusieurs baromètres sur les représentations sociales du changement climatique. La première piste qui est mise en avant, c’est le changement de comportements. Deux tiers des répondants pensent qu’il faut consommer différemment avant de produire différemment », observe Éric Vidalenc.

Les spécialistes sont unanimes : tout cela « se pense avec le collectif ». © NnoMan Cadoret / Reporterre

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a parlé de sobriété pour la première fois l’année dernière, dans le troisième volet de son sixième rapport d’évaluation. Les solutions vont de l’utilisation des énergies renouvelables, à la rénovation des bâtiments ou encore du développement des transports en commun.

Des mesures structurelles donc, qui ne reposent pas que sur des comportements individuels. « Et l’on sait bien que les individus ont du mal à se fixer leurs propres limites », abonde Bruno Villalba. Or la sobriété n’est pas encore inscrite dans les politiques publiques sur le long terme : « Le plan sobriété du gouvernement répondait à une conjoncture ponctuelle, avec les contraintes énergétiques liées à la guerre en Ukraine. » D’après le sociologue, la stratégie du gouvernement consiste « à différer », tout en laissant « les nucléocrates répondre aux enjeux de production ».

Pour Valérie Guillard, les changements que l’on observe sont « très corrélés au porte-monnaie ». © NnoMan Cadoret / Reporterre

En matière d’énergie, le gouvernement semble plutôt miser sur l’efficacité. La stratégie nationale bas carbone (SNBC), une feuille de route sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, dense de 192 pages, ne met pas l’accent sur les efforts de sobriété. Pourtant, celle-ci présente des avantages : « Prenons l’exemple du parc automobile français. La sobriété se met en place rapidement et a des effets immédiats, comme la réduction de la vitesse sur les routes, explique Éric Vidalenc. Alors qu’électrifier 40 millions de voitures, cela prendrait des décennies ! De plus, si l’on persiste dans ce modèle, il faut penser à renouveler les infrastructures énergétiques, ce qui nous rend plus dépendants d’un modèle intensif en énergie et en ressources sur le long terme. »

« Si nous voulons éviter la violence sociale, il faut s’organiser collectivement »

Alors, pour embarquer tout le monde sans en pénaliser quelques-uns, que faut-il imaginer ? Quels outils démocratiques mettre en place ? À quelle temporalité ? Pour Valérie Guillard, la meilleure échelle, « c’est le territoire, car les conditions (climatiques, économiques…) ne sont pas les mêmes d’une région à une autre. À cela, il faudrait ajouter un gain plus direct que la tarification progressive aux ménages qui économisent de l’électricité et du gaz et, pourquoi pas, instaurer des quotas de CO2 ».

Bruno Villalba préconise quant à lui de s’interroger d’abord sur nos valeurs : « Nous apprenons à considérer le travail et la consommation comme un but en soi. On reconnaît l’urgence climatique, mais la priorité est toujours ailleurs. Nous devons examiner les conséquences de nos choix, même sociaux, si nous voulons passer de 10 à 2 tonnes de CO2 par an. »

Il s’agit aussi d’adopter une approche « écocentrée », où « il y aurait une répartition plus équitable avec les plus vulnérables, et, à part équivalente, avec les non-humains », ajoute Bruno Villalba. Pour le chercheur, c’est grâce à cette « relationnalité élargie » qui inclut l’autre dans toutes ses formes, « qu’on évitera la violence de la conquête des derniers grammes de pétrole et d’uranium ». Pour Valérie Guillard, la clé de ce changement de valeur se trouve dans l’éducation : « Elle permet d’accéder à d’autres imaginaires. Pourquoi la sensibilisation à la sobriété n’est-elle d’ailleurs pas obligatoire ? »

La désirabilité, enfin, passe par une réflexion sur les infrastructures en place et à venir. « Il faut construire le monde physique qui permette de vivre cette sobriété, poursuit Éric Vidalenc. Si vous risquez votre vie à chaque fois que vous prenez le vélo, il ne remplacera jamais la voiture. » Mais tout cela « se pense avec le collectif ». Pour convaincre les plus réticents, plusieurs idées ont émergé du public à l’issue des échanges : faire jouer la pression sociale, mettre en avant les initiatives, impliquer les artistes… « La tension qui reste, conclut Valérie Guillard, se trouve principalement dans le temps qu’il nous reste pour agir. »


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