Le chantier du Grand Paris déborde et enverra ses déchets en Normandie

Les habitants de Beaulieu, en Seine-Maritime, luttent contre le projet de mise en décharge des déchets du Grand Paris. - © Guénolé Carré / Reporterre
Les habitants de Beaulieu, en Seine-Maritime, luttent contre le projet de mise en décharge des déchets du Grand Paris. - © Guénolé Carré / Reporterre
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En Seine-Maritime, 400 000 mètres cubes de déblais issus du chantier du Grand Paris pourraient être stockés dans une ancienne carrière, en zone Natura 2000. Les villageois s’insurgent.
Bardouville (Seine-Maritime)
Il y avait foule jeudi 5 mai à la salle des fêtes de Bardouville. Dans cette commune de 650 habitants, à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Rouen, plus d’une centaine de personnes – riverains, journalistes, élus locaux – étaient rassemblées dans une atmosphère fiévreuse.
Ce jour-là, l’association Les pieds dans l’Eau avait convoqué une réunion publique sur le combat qu’elle mène depuis des mois avec des habitants de la commune contre un projet de décharge sur le hameau de Beaulieu. Celle-ci est destinée aux déchets du Grand Paris, un grand projet d’aménagement alliant nouvelles lignes de métro, création de logements et renforcement des pôles de compétitivité.
400 000 mètres cubes, soit 160 piscines olympiques : c’est le volume estimé de gravats qui, pendant quatre ans, devraient progressivement s’entasser sur une cinquantaine de mètres de hauteur à flanc de falaise, dans une ancienne carrière.

En octobre dernier, les habitants de Beaulieu ont découvert avec effarement l’imminence de ce chantier grâce à un avis de consultation publique discrètement placardé à l’entrée de la carrière. La préfecture de Seine-Maritime a validé le projet porté par la société Environnement et minéraux (SEM) le 25 avril dernier. Et ce malgré l’opposition locale et l’avis défavorable du Parc naturel régional des boucles de la Seine normande qui gère la zone Natura 2000 sur laquelle est située la carrière.
Des déchets acheminés par d’innombrables poids lourds
À Beaulieu, Émilie profite du soleil couchant près du portail de sa maison donnant sur la carrière. Installée dans la commune depuis 2013 avec son mari et sa fille de quatre ans, elle n’en revient toujours pas. « Personne n’était au courant. Jamais on n’aurait imaginé ça, raconte-t-elle à Reporterre. On parle beaucoup d’écologie, de voitures électriques, de vignettes dans les grandes villes. Si c’est pour venir polluer les petits villages avec des camions remplis de gravats, je ne vois pas l’intérêt. »
Les déchets, arrivés par barge depuis Paris, devraient en effet être acheminés par une noria de poids lourds, le long des dix kilomètres de route qui séparent le quai de déchargement des péniches de la carrière. Selon les estimations des opposants au projet, 120 voire 165 passages de camions pourraient avoir lieu chaque jour. Nathalie, de l’association Les pieds dans l’Eau, s’insurge : « L’école est à cinquante mètres de la route. Il y a des maisons qui la bordent de près. C’est hyper dangereux ! »

Autre source d’inquiétude pour l’association et les habitants : la toxicité des déchets. Bardouville ne devrait accueillir que des déchets inertes [1]. De ce fait, la société Environnement et minéraux (SEM) n’a pas eu à se plier aux exigences réglementaires liées à la mise en décharge de déchets considérés comme pollués. Sur place, on reste sceptique et pour cause. En mars 2021, l’émission Complément d’enquête a révélé un dépassement massif des taux de sulfates contenus dans des terres issues du Grand Paris. Présentées comme inertes, elles étaient déversées dans un lac de carrière en bord de Seine à Cléon, une autre commune de la métropole rouennaise.

23 millions de mètres cubes de déblais, soit près de neuf pyramides de Kheops
Comment en est-on arrivé là ? Le projet du Grand Paris, avec ses quatre nouvelles lignes de métro et le prolongement de plusieurs lignes déjà existantes, devrait produire 23 millions de mètres cubes de déblais [2], soit un volume équivalent à celui de neuf pyramides de Kheops.
Dès 2014, un rapport d’enquête parlementaire alertait sur les difficultés de stockage des terres que ce programme allait entraîner. « Au regard du volume des déblais générés par le Grand Paris, qu’il s’agisse de déchets inertes ou bien de déchets dangereux, les installations de stockage franciliennes paraissent aujourd’hui insuffisantes. Non seulement les installations de stockage s’avèrent peu nombreuses, mais leur capacité devrait décroître jusqu’à s’annuler d’ici 2025. […] Faute de capacités de stockage, les déblais du Grand Paris sont susceptibles de devoir être transportés sur de plus longues distances, vers des régions voisines. »

Cette prophétie est devenue réalité. De l’Essonne à la Normandie en passant par l’Oise, le Grand Paris exporte désormais ses déchets tout autour de la capitale. Des dizaines d’installations petites et moyennes situées dans des carrières, des lacs et même des terres agricoles les accueillent. Saint-Hilaire (Essonne), Meudon (Hauts-de-Seine), Villeneuve-sous-Dammartin (Seine-et-Marne) : la liste des sites concernés est longue. Et de nombreux habitants livrent bataille.
Couvrant ces voix discordantes, la Société du Grand Paris (SGP) continue à présenter à qui veut l’entendre son programme comme un modèle d’écologie. Quitte à tordre la réalité. Dans un dossier de presse de 2017, le remblaiement de carrières était ainsi qualifié de « valorisation de volumes » aux côtés des autres formes de recyclage. Une astuce sans doute nécessaire pour arriver à l’objectif de 70 % de valorisation des déblais affiché par la société.
« Une grande solidarité s’est mise en place »
Vu de Normandie, le développement de la tentaculaire mégalopole parisienne semble bien lointain. Les locaux n’ont guère envie de devenir les victimes collatérales du « plus grand chantier d’Europe ». « Grâce à cette histoire, il y a une grande solidarité qui s’est mise en place. Tout le monde se connait maintenant. On a créé des liens. Le seul remerciement qu’on peut donner [au propriétaire de la carrière], c’est d’avoir soudé les habitants du village », résume Émilie.
La métropole de Rouen, sur laquelle est située la commune de Bardouville, a déclaré, de manière informelle, soutenir leur combat. Pourtant à l’heure actuelle, son président – le socialiste Nicolas Mayer-Rossignol – s’est abstenu de toute déclaration publique à ce sujet. Les opposants comptent attaquer la décision de la préfecture au tribunal administratif, arguant de multiples incohérences dans le dossier de la SEM.
Confiante pour l’avenir, Nathalie, de l’association Les pieds dans l’Eau, ne cache pas ses ambitions. « Mon souhait, c’est que ça remonte jusqu’à la capitale et qu’on arrête de considérer la Normandie comme la poubelle de Paris », déclare-t-elle.