« Le coronavirus nous fait comprendre que la vulnérabilité d’autrui dépend de la nôtre »

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Culture et idées Santé Covid-19« Le coronavirus nous fait comprendre que la vulnérabilité d’autrui est dépendante de la nôtre », dit Sandra Laugier. Cette professeure de philosophie réaffirme dans cet entretien l’importance du « care », le soin et le souci des autres, et espère que cette crise « contraindra les dirigeants à prendre en compte les besoins des soignants ».
Sandra Laugier est philosophe. Elle travaille notamment sur la question du care, soit le soin, l’attention à l’autre. Elle a publié Face aux désastres — Une conversation à quatre voix sur la folie, le care et les grandes détresses collectives aux éditions Ithaque (2013).

Reporterre — L’épidémie de coronavirus et le confinement replacent au centre de l’attention la question du soin, du souci des autres, autrement dit du care. Que recouvre cette notion ?
Sandra Laugier — Le care renvoie à l’attention et à l’ensemble des pratiques qui consistent à prendre soin d’autrui. Il s’agit autant d’une attitude psychologique – une préoccupation d’autrui – que d’une action comme le font les personnels médicaux. On utilise le mot anglais car en français, il n’existe pas de mot pour désigner à la fois l’attitude et l’action.
Pendant des années, on s’est battu pour que la valeur du care soit reconnue. Il y a dix ans, on s’en moquait, on trouvait même ça cucul. Avec cette épidémie, c’est devenu une évidence : l’idée de penser à autrui, de se soucier de ses proches a pris tout son sens. Le coronavirus nous fait comprendre que la vulnérabilité d’autrui dépend de la nôtre et en est parallèle. On assiste à une espèce de révélation collective, même si certaines personnes, minoritaires, poursuivent leurs comportements égoïstes, comme ces Étasuniens qui profitent de la chute des prix des billets d’avion pour partir en voyage dans des pays où la maladie n’est pas encore présente.
La nouvelle centralité du care se constate également dans l’importance accordée aux soignants, qui sont d’habitude la cinquième roue du carrosse. Tout d’un coup, chacun se rend compte à quel point les personnels du soin sont essentiels à la vie de la société. Le care rend la vie quotidienne possible, et pourtant il est souvent négligé parce que lié à l’activité des femmes : les soignantes dans les Ehpad, les infirmières, les aides-soignantes. Depuis toujours, on méprise le care, associé à un travail domestique, fourni gratuitement par les femmes – s’occuper des enfants, de la maison, des vieux et des malades. Aujourd’hui, cette valorisation inédite du care se fait au prix d’une virilisation, dans les discours. Nous ne soignons pas, « nous sommes en guerre » ; les soignants ne sont pas des femmes mais des soldats. Le travail féminin reste dévalorisé.

Pourquoi est-il nécessaire de reconnaître notre vulnérabilité ?
La valeur première pour l’humain, c’est la liberté. Avec l’épidémie, elle passe pourtant à l’arrière-plan, puisque que ce qui devient central et moteur d’action, c’est notre vulnérabilité commune. Derrière le slogan « restez chez vous », il y a l’idée de cette vulnérabilité partagée. On reste chez soi non seulement pour se protéger, mais aussi pour protéger les autres.
Que nous apporte l’éthique du care en cette période de confinement ?
Paradoxalement, le coronavirus nous oblige, pour prendre soin des autres, à nous éloigner d’eux. On peut se sentir dans une action de care par la non action, en restant chez soi. Le souci de nos proches consiste à les priver de notre présence. Dans les Ehpad, cela devient même extrême : priver les personnes âgées des visites paraît contradictoire avec l’idée de care. Mais on se rend compte aussi que le care peut se faire à distance : on peut se soucier de ses proches même si on ne les côtoie pas, on peut se préoccuper des victimes ou de gens qu’on ne connaît pas. Les gens restent en contact, à travers les coups de téléphone, les réseaux sociaux. Un care à distance se met en place.
Avec le confinement, on a vu se multiplier également des comportements individualistes… Le care est-il une aptitude innée, un réflexe chez les humains ?
Les comportements de consommation existent aussi, et ils vont à l’inverse du care. Il y a aussi des comportements de care « primitif » : on se soucie uniquement de soi et de sa famille. Bien que nous redécouvrions la valeur du soin, nous restons imprégnés par une culture capitaliste, relativement incompatible avec le care. Si nous risquons aujourd’hui d’être débordés par l’épidémie, c’est bien parce que les politiques libérales ont coupé les moyens des hôpitaux, parce que le capitalisme a méprisé le care, considéré comme inutile parce qu’il ne rapporte pas. Dans un système qui cherche le profit, le care est la première chose à disparaître.
Quelle réponse apporter ?
Il faut entretenir une culture du soin. Le care n’est pas un instinct, ni quelque chose d’acquis, bien qu’il soit central pour l’humanité. Il est lié à une éducation au soin et au souci des autres.

À l’origine de coronavirus, on trouve le commerce d’animaux sauvages. L’épidémie ne vient-elle pas nous rappeler notre interdépendance entre vivants, autrement dit une forme de care écologique ?
Effectivement, les humains font partie d’une communauté du vivant, avec une vulnérabilité partagée par tous. La catastrophe – naturelle, nucléaire, sanitaire – permet de révéler ces liens d’interdépendance. Il existe une vulnérabilité radicale de la vie sur Terre. C’est ce que nous a appris l’écologie. Le souci de la nature est la meilleure école du care : on se préoccupe de l’environnement non pas pour son profit immédiat mais dans un souci plus global, pour les générations futures, autrement dit pour des personnes qui n’existent pas encore.
Comment faire pour « retenir les leçons » du confinement, pour que cette prise de conscience autour du care persiste ?
Il y aura une forme d’oubli. Plutôt que de se dire que les gens vont changer, je pense qu’il faut tabler sur des mesures politiques pour renforcer les structures du care que sont les hôpitaux, les Ehpad. C’est essentiel afin de préserver la dimension égalitaire du soin. Donc si cette expérience contraint les dirigeants à prendre en compte les besoins des soignants et soignantes, ce serait déjà énorme. Le care reste une question politique.
- Propos recueillis par Lorène Lavocat.