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ReportageAgriculture

Le cri d’alarme de paysans brestois menacés par l’extension urbaine

Philippe et Valérie, agriculteurs bio à Brest, font face à l’étalement urbain. Des parcelles qu’ils louent à la mairie sont destinées à accueillir un écoquartier. Après négociations, une partie des terres perdues ont pu être compensées et des baux ruraux devraient bientôt être signés.

  • Brest (Finistère), reportage

Sinueuse, la route pour la ferme laitière bio de Trahon Bihan s’enfonce dans les bois et semble taillée pour un attelage d’un autre temps. Le ruban de bitume longe de rares habitations puis se déroule jusqu’à un chemin de caillasses, s’arrête devant une longère en pierre. La bâtisse, une ancienne écurie, daterait au moins de 1850. Les bruits de la rocade, juste derrière, dévorent la campagne. Nous sommes sur un bout de terre d’un quartier de la ville de Brest, dans le nord du Finistère, à deux kilomètres seulement d’une station du tram. La montre indique bientôt onze heures. Visages hâlés par le soleil, dans la quarantaine, Valérie et Philippe, le couple d’agriculteurs, accueillent les visiteurs avec sourire et bienveillance. Ce dimanche matin, c’est « chantier ».

« Pour faire pousser la terre et les idées » : la phrase, peinte sur la caravane du jardin partagé de la ferme, est un peu le credo de la ferme de Traon Bihan.

Déjà, une dizaine de personnes s’agitent dans l’enclos du cochon. Il faut installer des clôtures, enlever orties et mauvaises herbes, et y faire venir le dindon et les poules. « Les bêtes vont désormais partager l’espace, explique l’agricultrice. Depuis des générations, c’est de coutume ici de les laisser en liberté la journée. L’enclos, ça donne des airs de zoo que je n’aime pas mais là, le renard a fait trop de dégâts. » Comme tous les mois, plusieurs personnes ont répondu à l’appel du chantier participatif. Habitués de la ferme, voisins, amis… se retroussent les manches avant de filer sous le parasol du jardin partagé, pour un déjeuner convivial où l’on mange aussi vertueusement qu’on parle politique, fleurs de rhubarbe, football ou pousses de plantain lancéolé.

« Nous ne sommes pas opposés à la construction de l’écoquartier mais nous sommes contre la diminution des terres agricoles » 

L’exploitation familiale vend chaque année à une coopérative 170.000 litres de lait bio. Le troupeau de 45 vaches sort tous les jours de l’année, et il est nourri grâce aux cultures de betteraves et de céréales. Rejetant tout repli identitaire ou réflexe passéiste, la ferme se dit volontiers de la ville. Elle le revendique au nom d’une culture qui n’a rien de végétal : celle du lien entre les gens. Valérie et Philippe, cogérants, ont depuis longtemps fait le choix de travailler en harmonie avec la population locale. Ils fournissent des yaourts bio aux écoles brestoises (ils transforment depuis 2010), accueillent pour des visites pédagogiques, privilégient les circuits courts et la vente directe, une fois par semaine. Leur savoir-faire va dans le sens d’une agriculture raisonnée et extensive, tout en étant économiquement viable. Écologiste, le couple enseigne et pratique en prosélyte partage et respect de la nature ; et prône le retour à la terre comme solution à la frénésie de la société de surconsommation. Cela serait peut-être resté dans l’intimité du lieu s’il n’y avait pas eu à le crier haut et fort pour la survie de la ferme, en 2017.

En 2010, la ferme a investi dans un laboratoire pour transformer le lait. Valérie livre désormais des yaourts bio dans les épiceries et cantines des écoles brestoises.

Il y a deux ans, leur exploitation a dû rendre une partie de ses parcelles à la ville de Brest, qui souhaite aménager un nouvel écoquartier, à proximité du corps de ferme. En 2024, 1.500 maisons, des petits immeubles et une zone artisanale accueilleront près de 4.000 habitants dans cet ensemble de 65 hectares en périphérie de la ville. À terme, le couple annonce qu’il perdra une vingtaine d’hectares ; la municipalité en évoque 15 ou 16. Valérie précise : « Nous ne sommes pas opposés à la construction de l’écoquartier mais nous sommes contre la diminution des terres agricoles. Ce projet urbain aurait pu se faire avec une meilleure compréhension de notre travail et de nos objectifs de production. » Les agriculteurs ne sont propriétaires que d’une dizaine d’hectares autour du corps de ferme. Une cinquantaine d’autres sont loués, dont, certains, à la métropole brestoise, via une convention d’occupation précaire annuelle, renouvelable.

La « colline aux vaches » borde un rond-point dans la zone du Vern, à Brest. Les premières maisons de l’écoquartier sont déjà habitées.

Dans l’enclos du cochon, l’agricultrice, ex-animatrice de centre socioculturel, revient sur des mois de conflits : « Perdre en surface agricole nous fragilise énormément. Nourrir les bêtes en autoproduction deviendra difficile. Ce qu’on voulait dire nous, au départ, c’est qu’il était important de faire vivre des paysans en ville. On a été largement dépassés, ensuite, par les événements. » Leur cri d’alerte a été entendu à Brest et bien au-delà. Soudainement, ce petit coin de campagne, joyau patrimonial pour les citadins qui viennent y chercher leurs légumes, yaourts et viande bio, et vérifier, au cas où, dans la salle de traite, que le lait vient bien de la vache, est devenu un site iconique du nord du Finistère. Un collectif de soutien s’est créé, rejoint par le groupement des agriculteurs biologiques du Finistère (le GAB 29).

« L’économie ne donne pas raison aux paysans. Le foncier agricole se réduit comme peau de chagrin »

Depuis le début des travaux, la ferme s’adapte aux évolutions du chantier et produit avec des parcelles éparpillées dans les interstices que veut bien laisser la ville. Les terrains, sur cette zone, ont été rendus constructibles en 1993 puis sont restés en sommeil pendant vingt ans. À l’annonce du projet, en 2013, la métropole justifiait son besoin de fournir des logements « proches du centre-ville et à un prix compétitif ». Et de réquisitionner les terres donc, pour bâtir. « Le bio n’a pas été un gage de protection de l’exploitation, dit Ronan Pichon, élu Europe Écologie-Les Verts (EELV) et vice-président de Brest métropole. Mais cela a permis à la ferme de mobiliser un soutien important très rapidement. Tout le monde savait que ce projet allait voir le jour. »

Une fois par semaine, Traon Bihan accueille le public : vente directe de légumes, crêpes et produits laitiers, participation à la traite des vaches, découverte des animaux et toboggan de paille sont au programme.

« La ferme s’est toujours développée avec des menaces de disparition, dit Philippe. Mon père subissait les mêmes pressions, il y a 30 ans. Ce n’est pas une raison pour mettre la clé sous la porte. » C’est ce trait de caractère affirmé qui a sans doute permis au Brestois de se renouveler et d’orienter le virage vers l’agriculture biologique en 1998 quand, à la retraite de ses parents, il a repris l’exploitation. Le collectif de soutien, réduit à son noyau, se réunit toujours pour faire le point sur l’avancée des travaux. Là, on y examine les changements survenus sur les anciennes terres : un jour, des boîtiers électriques, un autre, le réseau principal de récupération des eaux usées du quartier ; ici, on se prépare aux prochaines phases de travaux annoncées. Indirectement, la ferme invite à construire un abri. Non pas pour s’abriter mais pour se réinventer dans un monde qui s’esquinte. Un habitué des lieux remarque : « Leur combat, on sent qu’il est politique. »

Philippe est accompagné la journée par un jeune stagiaire, Sébastien, qui l’aide aux champs comme à la traite.

« Au-delà du sauvetage d’une ferme bio, cette mobilisation a reposé sur de réels choix pour l’avenir, dit l’agriculteur. L’économie ne donne pas raison aux paysans. Le foncier agricole se réduit comme peau de chagrin. Comment allons-nous nourrir nos enfants si nous laissons les villes le grignoter petit à petit ? » Villes qui engloutissent, selon les chiffres de la Fédération nationale des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), l’équivalent d’un département tous les six ans. La municipalité brestoise se défendait, en 2017 : « Sur les trois dernières années, 70 % de l’offre nouvelle de logements a été produite en renouvellement urbain et non en extension urbaine. » Contactée, la municipalité a indiqué ne pas être disponible pour s’exprimer sur le sujet.

Valérie partage le quotidien de la ferme sur le compte Facebook de Traon Bihan, suivi par 7.000 personnes. Là, en direct, les présentations de la génisse Pythagore, baptisée par les écoliers des cantines publiques de la ville de Guilers, voisine de Brest, et qui mangent les yaourts de Traon Bihan. « Pour permettre aux enfants de mieux nous découvrir et comprendre d’où vient le yaourt », commente Valérie.

En mars, le bureau de la métropole a voté, à l’unanimité, l’approbation de la signature de baux ruraux avec l’exploitation agricole à responsabilité limitée (EARL) Traon Bihan, pour l’équivalent de 16 hectares. Un accord avait été signé en septembre, après de longues négociations, mais le couple s’estime perdant.

Dans la zone du Vern, cette prairie sera, à terme, réinvestie par la ville pour y bâtir des habitations individuelles.

« Une partie seulement des terres perdues nous a été compensée [7 hectares], par des terrains non bio, cédés par un agriculteur voisin. » Dans l’idéal, et quitte à signer des baux ruraux, le père de famille souhaiterait que ceux-ci incluent des clauses environnementales, afin de pérenniser ses terres. « C’est plus facile d’exercer son travail avec de la visibilité, au moins jusqu’à la fin de sa carrière, dit-il. Je dois travailler jusqu’à 71 ans et demi. Je m’interroge. Je ne sais même pas si je sais faire autre chose. » Valérie réplique que l’on sait toujours faire autre chose mais Philippe hausse les épaules. Et repart vers les champs, comme tous les jours vers 17 h, blouse de travail vert bouteille sur le dos. C’est l’heure de la traite.


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