Le mystère des orques qui tapent les voiliers

- © Camille Jacquelot / Reporterre
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Durée de lecture : 9 minutes
Animaux Mers et océans SciencesDe plus en plus d’orques tapent les bateaux de l’Atlantique, sans que l’on sache pourquoi. La panique a gagné le milieu marin, faisant craindre aux scientifiques une hausse des violences à l’égard de ces animaux menacés.
Pour les membres de l’équipage du Smousse, la journée du 1er novembre s’annonçait parfaite. Un vent faible, une mer lisse, légèrement irisée par les éclats du soleil au-dessus des côtes portugaises. Après plusieurs jours de gros temps, les quatre navigateurs s’étaient autorisés à exhumer leurs romans de leurs cabines. L’après-midi devait être passé à lire « pépère » sur le pont. L’Atlantique, qu’ils prévoyaient de traverser à la voile, ouvrait ses bras.
En à peine deux heures, les plans des jeunes hommes se sont effondrés. « Vers 11 heures, je suis descendu dans ma cabine. Et là, bam, j’ai entendu un énorme bruit à l’arrière, se souvient Augustin Drion, 29 ans. J’ai passé une tête, et j’ai vu cinq ou six orques, arrivées de nulle part. » La bande de cétacés a passé près d’une heure à « secouer » le bateau, raconte-t-il. « On s’est dit qu’elles allaient finir par se lasser et partir. Mais plus ça allait, plus on entendait la coque craquer. » En tentant de passer un appel de détresse, le jeune homme a aperçu une voie d’eau dans le fond de sa cabine. Dix minutes plus tard, il pataugeait entre les banquettes trempées. Le voilier a fini par sombrer, sous le regard dépité de l’équipage secouru par un navire suédois.

Un comportement totalement inédit
Depuis le mois de juillet 2020, 239 « interactions » de ce type ont été recensées au large des côtes ibériques et françaises. La dernière a eu lieu il y a quelques jours à peine, le 25 novembre. Le déroulé de ces rencontres interespèces se ressemble : un petit groupe d’orques s’approche d’un bateau – généralement d’un voilier –, le chahute en donnant des coups de tête contre son gouvernail, puis s’éclipse entre les vagues. Ce comportement mystérieux, totalement inédit, stupéfie les spécialistes : « Quand on l’a vu apparaître, c’était une surprise, confie Paul Tixier, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Ce sont des animaux assez conservateurs, qui vivent très longtemps et se reproduisent à une fréquence assez faible. Prendre des risques n’a pas de sens, pour eux, d’un point de vue évolutif. »

Ces agissements inquiètent d’autant plus qu’ils semblent se propager au sein de la population d’orques gravitant autour du détroit de Gibraltar, estimée, dans un article scientifique de 2021, à une petite quarantaine d’individus. « Au départ, ils étaient trois à interagir avec les bateaux. Aujourd’hui, ils sont une quinzaine, et leur nombre augmente encore », détaille Christophe Guinet, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’animal.
Selon les chiffres du Groupe de travail sur les orques de l’Atlantique, ces interactions ont endommagé les navires dans environ 50 % des cas, contraignant parfois les marins à remettre pied à terre pour de coûteuses réparations. Les naufrages restent cependant extrêmement rares. En deux ans, seuls deux navires (dont le Smousse) ont coulé après avoir croisé la route d’un groupe d’orques. Les cétacés impliqués ne s’en prennent par ailleurs qu’aux bateaux, insiste la biologiste marine Paula Méndez Fernandez : « Aucune orque n’a jamais tué d’humain en milieu sauvage. »
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La panique n’en a pas moins gagné le littoral atlantique. De Lisbonne au petit port de plaisance de Locmiquélic, dans le Morbihan, les murs des capitaineries ont été tapissés de posters détaillant la conduite à tenir en cas de rencontre avec une orque [lire aussi ci-dessous]. Leur comportement énigmatique est au cœur des discussions entre navigateurs, apeurés à l’idée de voir sombrer leurs précieux navires sous les coups de boutoir du cétacé. Sur les pontons, les hypothèses fusent : les orques essaieraient-elles de nous faire passer un message ? De récupérer leur territoire, en proie à la surpêche et à la pollution sonore ? Tentent-elles se venger des voiliers à la suite d’une collision qui aurait tué l’un des leurs ?

Peu probable, estiment les scientifiques interrogés par Reporterre. « Ce serait beau, une révolte des espèces non-humaines, quand on voit à quelle vitesse on les dégomme sans aucun remords. Mais je n’y crois pas trop », souffle le professeur en bioacoustique et spécialiste des cétacés Olivier Adam. « Je ne qualifierais absolument pas ces interactions d’attaques, abonde Christophe Guinet. J’aurais plutôt tendance à les considérer comme des jeux. Pour les marins, ça ne l’est pas du tout, c’est une expérience traumatisante. Mais les orques, à leur niveau, trouvent probablement ça très amusant de ressentir le flux d’eau sur leur corps, de bousculer un bateau et de le faire changer de direction. »
Des comportements « non adaptatifs » similaires — c’est-à-dire sans bénéfices évolutifs ou énergétiques – ont par ailleurs déjà été observés au sein d’une communauté d’orques du nord-ouest du Pacifique. « Une année, un individu s’est mis à nager à la surface de l’eau avec le saumon qu’il avait capturé sur la tête, comme un chapeau, raconte Christophe Guinet. Ce comportement s’est ensuite propagé, et la plupart des individus faisaient ça avant de consommer leurs saumons. Il a fini par disparaître du jour au lendemain. »
Dynamites, pics, essence... Les navigateurs rétorquent
Du point de vue des navigateurs, l’attitude inédite des orques est cependant rarement perçue comme ludique. La crainte de certains s’est muée, ces dernières semaines, en franche hostilité. Au sein des groupes Facebook de recensement des « attaques d’orques » consultés par Reporterre, de nombreux plaisanciers conseillent à leurs pairs de jeter de l’encre ou des pétards dans l’eau afin d’effaroucher les cétacés qui s’aventureraient trop près de leurs bateaux. Certains expliquent même s’être munis de « M-80 », des explosifs extrêmement puissants utilisés par l’armée étasunienne pour simuler des tirs d’artillerie. « Si quelqu’un doit choisir entre faire du mal à une orque ou risquer la vie de sa femme et de ses enfants, les orques risquent de perdre », commente un internaute. « Débrouillons-nous par nos propres moyens », enchérit un autre avec un émoji clin d’œil.
« On a des témoignages de gens qui ont balancé de l’essence dans la mer, ou qui ont essayé de donner des coups aux orques avec des gaffes, regrette Paula Méndez Fernandez. Certains ont même mis des pics pointus dans leur gouvernail. » Ces agissements pourraient avoir des conséquences catastrophiques sur la population du détroit de Gibraltar, déjà classée « en danger critique d’extinction » par l’Union internationale pour la conservation de la nature. « Les pétards peuvent les blesser, ou créer une pathologie auditive, explique Paula Méndez Fernandez. C’est grâce à l’écholocalisation qu’ils se déplacent et communiquent. Si l’on endommage leur ouïe, ils sont perdus. »
Paul Tixier, de l’IRD, se dit également inquiet. Le chercheur évoque l’exemple des orques des îles Crozet, dont la population s’est mystérieusement effondrée entre 1977 et 2011. Il suspecte les bateaux de pêche braconniers d’avoir utilisé des armes ou des explosifs pour éloigner les cétacés de leurs lignes. « Toute leur organisation sociale a été bouleversée par la perte de membres clés », raconte-t-il. Des phénomènes similaires sont à craindre sur les côtes européennes. « Les femelles se reproduisent une fois tous les cinq ans, et ont une ménopause. Si l’on enlève quelques individus, le taux de reproduction et de survie diminue fortement. »
L’urgence, selon le scientifique, est d’améliorer les connaissances sur la distribution spatiale et temporelle des orques concernées afin d’éviter au maximum les interactions avec les voiliers, et ainsi apaiser les esprits. C’est également ce que prône le navigateur Augustin Drion : « Le risque, sinon, c’est que certains finissent par embarquer des guns. » Cartographier finement les risques nécessiterait cependant des moyens. Les balises Argos, qui peuvent être utilisées pour suivre en temps réel le déplacement des animaux, ont par ailleurs une durée de vie limitée à environ deux mois.
« Il faut que l’on accepte que les orques sont à leur place »
« Il faudrait aussi que l’on accepte que les orques sont à leur place, suggère Paula Méndez Fernandez. Si l’on ne trouve pas de solution, il faudra accepter que l’on ne puisse pas naviguer à certains moments dans une zone donnée, par sécurité. On ne peut pas déplacer une espèce pour notre loisir. » « Ceux qui détruisent les océans de manière massive, ce sont les humains, rappelle Olivier Adam. Il faut garder cela en tête, plutôt que de pointer les orques du doigt. » Ces créatures marines, poursuit-il, sont sans doute les dernières avec qui nous pourrons interagir. Il y a peut-être là de quoi « s’émerveiller ».
LES ORQUES, ÉPATANTES BÊTES D’APPRENTISSAGE
Les orques sont dotées de grandes capacités d’innovation et d’apprentissage. « On le voit dans leurs techniques de chasse, note Olivier Adam. Certains groupes s’organisent pour former des bans de hareng hyper compacts, d’autres s’échouent sur la plage pour attraper des éléphants de mer... » En Antarctique, les orques créent des vagues artificielles pour entraîner vers l’eau les phoques réfugiés sur la banquise. Les méthodes les plus complexes se diffusent au sein des familles par « transmission culturelle », de la mère vers ses enfants, explique Christophe Guinet. Les techniques les moins risquées, comme la capture de poissons pris dans les lignes des pêcheurs, peuvent quant à elles se diffuser très rapidement, y compris dans des groupes éloignés.
QUE FAIRE EN CAS D’APPROCHE D’ORQUES ?
En cas d’interaction avec un groupe d’orques, le Groupe de travail sur les orques de l’Atlantique recommande d’affaler les voiles, de ne plus toucher au gouvernail, et d’éteindre le sondeur. Dans certains cas, faire marche arrière très lentement (sans risquer de collision) peut également faire fuir les orques, explique Paula Méndez Fernandez. Olivier Adam propose une solution pour faire diversion : « On peut prendre quelque chose qui flotte, par exemple une annexe ou une grande bouée, si possible colorée, et la laisser traîner derrière le bateau. On peut ajouter des choses qui font des bulles ou du bruit, comme une pagaie. Et là, pour elles, ça va être le fun total. »