Le solaire, sauveur ou fossoyeur de l’agriculture ?

- © Marianne Tricot/Reporterre
- © Marianne Tricot/Reporterre
Durée de lecture : 15 minutes
ÉnergieDu soleil et des surfaces planes : les développeurs de panneaux photovoltaïques raffolent des zones agricoles. Certains craignent un emballement et l’essor de mégaprojets. Enquête [3/4].
Treilles (Aude), reportage
« Mon cep qui grille, comment je le mets à l’ombre ? » Benoît Valery a l’art de poser lui-même les questions. Installé depuis dix ans sur quarante hectares au pied du massif des Corbières, il est le dernier vigneron du village de Treilles, dont il est conseiller municipal. Une décennie suffisante pour constater les effets concrets du changement climatique sur ses parcelles. En 2019, pendant la sécheresse, « la vigne a eu trop de soleil, même les plants les plus résistants ne tenaient plus, je fais quoi ? » Pas question pour lui d’irriguer, « on se trompe en misant là-dessus. L’eau, c’est l’or de demain ». Pragmatique, il s’est converti au bio et expérimente le couvert végétal dans la vigne, malgré « les railleries des collègues qui trouvent que ça fait sale ». Il s’intéresse même à l’agroforesterie. « Il y a un siècle, on faisait pousser des abricots au-dessus des vignes, alors pourquoi pas ? »
Mais le projet du moment de l’entrepreneur c’est le « vitivoltaïque ». Sur une parcelle de 4,5 hectares tout juste replantée, il envisage d’installer un treillis de panneaux photovoltaïques en surplomb de ses jeunes vignes. Difficile de parler vraiment d’« agrivoltaïsme », car il n’existe pas encore de définition légale de cette technique. Selon la définition proposée par une « mission flash » de la commission du développement durable de l’Assemblée nationale, il s’agirait de la « coexistence d’une production électrique significative et d’une production agricole elle-aussi significative, sur une même emprise foncière ».
Lire aussi : En quête d’espace, la filière photovoltaïque lorgne les terres agricoles
Ce flou entretient la confusion. « On est d’accord que par le passé, certains ont fait n’importe quoi », admet le vigneron. « N’importe quoi », ce sont par exemple ces serres photovoltaïques à moitié vides dans les Pyrénées Orientales, ou ces projets urbains de « parc agrisolaire » où l’on amène quelques moutons brouter les herbes folles sous un parc au sol. L’entrepreneur audois le jure, lui, c’est pour de vrai, avec « des panneaux qui s’adapteront à l’ensoleillement de la vigne ». Une installation imposante, entre 5 et 8 mètres de haut « pour permettre le passage des machines », et des arrêts planifiés de production solaire quinze jours en juin « parce que c’est là que le raisin a besoin de l’exposition maximale ». Ce projet baptisé Treillesol a bénéficié d’un appel d’offre de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) pour du photovoltaïque innovant qui pourrait en inspirer d’autres.

Nombreux sont les développeurs de projets renouvelables à miser aujourd’hui sur le solaire sur les zones agricoles : terrains plats, voies d’accès facilitées et bien sûr, coût réduit du foncier. En décembre 2021, au salon des énergies renouvelables Energaïa, les ateliers dédiés au sujet de l’agrivoltaïsme étaient bondés. Tout le monde voulait entendre les premières conclusions de l’Agence de la transition écologique (Ademe) qui travaille à produire une définition précise de l’agrivoltaïsme. L’Agence propose en effet une vision plus restrictive que le voudraient certains développeurs : en plus de coexister sur un même espace, l’installation photovoltaïque doit « apporter directement (sans intermédiaire) des services, et ce, sans induire une dégradation importante de la production agricole, ni diminution des revenus issus de cette production ». Parmi les dits services : l’adaptation au changement climatique, une protection contre les aléas, l’amélioration du bien-être animal ou un service agronomique précis adapté aux besoins des cultures.
Au milieu des questions policées, un développeur indépendant s’était lâché : « Les zones commerciales consomment je ne sais combien d’hectares par an. Si on consacrait au total 0,5 % de la surface agricole utile au photovoltaïque, on couvrirait l’ensemble des objectifs de la PPE [Programmation pluriannuelle de l’énergie] ! Pourquoi n’est-ce pas monté au cerveau de nos politiques ? »
Ces derniers semblent, pour une fois, au fait du sujet. Alors que plusieurs réunions ont eu lieu dans les ministères avec la filière, le Sénat a voté le 4 janvier dernier une résolution « tendant au développement de l’agrivoltaïsme en France » et l’Assemblée Nationale a rendu le 23 février les conclusions d’une mission-éclair sur le sujet. C’est qu’on s’active sur le terrain, notamment dans le Sud où les promoteurs sont avides de terre fraîche, suscitant l’inquiétude d’une partie des habitants.

En Aveyron, sur le Causse Comtal, près de Rodez, trois projets se préparent sur au total 200 hectares. Dans l’Hérault est réapparu fin 2021 le projet Solarzac, 200 hectares, là aussi, au milieu d’un ancien domaine agricole reconverti en zone de chasse. En Lot-et-Garonne, à Allons, 700 hectares sont concernés. Plus à l’Ouest, on vise encore plus grand, avec deux gigaparcs : celui des « Landes de Gascogne », sur 2 000 hectares (deux tiers de maïs, un tiers de forêt) et le projet Horizeo, en Gironde, couplé à un data center, avec une puissance d’un gigawatt, à la place d’une monoculture de pin maritime.
« Ce n’est certainement pas ça qui pourra sauver les agriculteurs de leurs difficultés »
« Il est urgent de prendre des positions exigeantes pour éviter le far west. » Antoine Nogier préside l’association France Agrivoltaïsme, récemment créée pour regrouper les professionnels du secteur. Sun’Agri, Altergie, ou kiloWattsol en sont membres. Ces entreprises qui investissent depuis dix ans sur cette technologie veulent à tout prix éviter l’effet repoussoir que provoquerait un abaissement des contraintes réglementaires pour faciliter des installations au sol, qualifiées de « parcours du combattant » par la filière photovoltaïque. Et ce alors que des poids lourds comme TotalÉnergies commencent à l’investir. Ainsi, France Agrivoltaïsme refuse tout usage du béton dans les structures en plein champ, demande « l’obligation absolue du maintien de l’activité agricole », et envisage si nécessaire de « limiter la taille de la surface agricole concernée » avec des sanctions en cas de malfaçon. « L’agrivoltaïque est avant tout un outil de régulation climatique, une filière à part entière » dit Antoine Nogier qui avertit : « Ce n’est certainement pas ça qui pourra sauver les agriculteurs de leurs difficultés. »

Pourtant, au sein de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), l’agrivoltaïsme est une option envisageable, apportant « un plus s’il vient bien en complément d’une production alimentaire », dit Olivier Dauger, référent énergie du syndicat et des Chambres d’agriculture. Seule exigence : « Nous demandons que les commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) soient pleinement associées et qu’il y ait un vrai cadrage national. » Mais pas d’opposition de principe : « En garantissant un revenu sur vingt ans, l’agrivoltaïsme permet de créer des activités plus résilientes, avec moins d’emprunts. » Déjà engagée dans la méthanisation, la FNSEA accepte qu’une partie des agriculteurs deviennent « des acteurs de la transition énergétique » et des « énergiculteurs ». Le syndicat a d’ailleurs passé plusieurs conventions avec des développeurs — EDF-Renouvelables en 2021 et maintenant TotalÉnergies, associé avec InVivo, la plus importante coopérative agricole du pays — pour des projets agrivoltaïques.
La Confédération paysanne tient une position opposée. Dans l’Aude, Justine Bianconi, l’une des porte-parole départementales réfute même le terme d’agrivoltaïsme, « faux nez des projets des développeurs sur nos terres ». Elle est « absolument contre tout projet sur des espaces naturels et agricoles ». Et les revenus supplémentaires apportés par la location des terres aux énergéticiens « ouvrirait les vannes en détruisant notre outil de travail et porterait le coup de massue final au monde paysan ». Même discours de Georges Baroni, référent énergie de la Confédération paysanne. Il a vu dans les tables rondes de concertation « la volonté du ministère de la Transition énergétique de créer une règle qui permettrait d’utiliser des terres agricoles ». Pour lui, ces projets sont « une double aberration » : agricole d’une part, mais aussi technique. « Ça n’a pas de sens de créer des centrales de production aussi éloignées des consommateurs », qui entraînent des coûts de raccordement, la création de transformateurs électriques supplémentaires, en plus d’engendrer des pertes d’électricité du fait du transport sur de longue distance.
Les parcs à terre se multiplient, ceux sur toitures rament
Le projet Treillesol de Benoit Valery suscite d’autres oppositions plus locales. Quelques habitants réunis dans l’association La Treilloise viennent de déposer un recours gracieux contre le projet, qu’ils estiment entaché d’irrégularités. Selon eux, l’entrepreneur n’était pas propriétaire de l’ensemble des parcelles au moment du dépôt de sa demande, et l’étude d’impact semble insuffisante. D’une part, elle néglige les conséquences sur la biodiversité, notamment sur deux espèces à enjeux « forts à rédhibitoires » : le cochevis de Thékla et l’aigle de Bonelli. D’autre part, elle fait peu cas des logements situés près du projet : les propriétaires sont furieux de l’attelage d’acier et de verre qui va débarquer devant leurs fenêtres. « On n’est pas contre le photovoltaïque, mais pas n’importe où, ni n’importe comment », explique Renato de Caro. Il préside l’association qui s’était battue contre un ensemble immobilier de 119 maisons sur un pan de la colline.

À Treilles comme ailleurs, les élus ont fort à faire contre l’étalement urbain : la richesse de l’environnement et les « gisements » de vent et de soleil attirent les convoitises. Avec le parc naturel régional de la Narbonnaise, la collectivité du Grand Narbonne a fixé des objectifs précis dans son Plan Climat Air Énergie de 2019 en matière de réduction des consommations globales, de rénovation des logements mais aussi d’énergies renouvelables. La zone est déjà bien dotée, avec des projets qui pour une fois ont fait la quasi-unanimité, comme celui d’Orano-Malvesi. Près de l’usine de traitement d’uranium, EDF-Renouvelables a installé en 2009 une centrale photovoltaïque au sol sur 80 000 m² de terres inconstructibles. Une aubaine pour des élus locaux qui « détestent avoir des terrains qu’ils ne peuvent pas valoriser », dit Maryse Arditi, présidente de l’association Eccla. Siégeant dans la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers de l’Aude, elle assiste à la multiplication des dossiers pour du photovoltaïque au sol : « On a même vu des promoteurs proposer de mettre des panneaux au-dessus de figues de barbarie ! » — une plante du désert qui a besoin d’énormément de soleil.
« 90 % des projets au sol se font sur les zones naturelles »
Mais pour un projet absurde recalé, d’autres parviennent à se faire leur place. Alors, les élus locaux ont tenté d’organiser cet enthousiasme avec une charte de qualité pour les énergies renouvelables. Ce document porte notamment l’ambition de développer le solaire sur une surface de bâti quatre fois plus importante que le solaire au sol. Problème : les parcs à terre s’installent si vite qu’ils dépassent déjà les objectifs de 2024, là où les installations sur toiture marquent le pas. Et dans les projets au sol, beaucoup posent problème : à Raissac d’Aude, Akuo Energy veut installer des panneaux au sol et flottants sur une ancienne carrière. Or cette « zone dégradée », sans activité depuis dix-sept ans, est désormais un petit lac riche en biodiversité, avec quatre-vingt-treize espèces protégées. « On peut tolérer que certaines zones aux enjeux faibles soient couvertes, mais on n’est pas obligé de les faire là où il y a une telle richesse », s’insurge Maryse Arditi. FNE-Languedoc Roussillon vient de déposer un recours contre la préfecture. Cette dernière a autorisé le projet malgré l’avis fortement défavorable du Conseil national de protection de la nature. Selon Simon Popy, président de FNE-Languedoc-Roussillon, « 90 % des projets au sol se font sur les zones naturelles, si on continue comme ça, ça va être une catastrophe ».

Certains, en tout cas, préfèrent prendre les devants. Comme le comité scientifique du Parc naturel régional (PNR) des Grands Causses, en Aveyron : « Les avis sont unanimes, les installations de panneaux photovoltaïques en milieu agricole ne doivent pas exister dans le périmètre du PNR », écrit Didier Hermant, président de cette instance consultative. Il souhaite que des études poussées soient menées en amont de toute installation et assure : « Le prétexte du développement des énergies renouvelables ne peut se substituer au maintien d’écosystèmes remarquables et irremplaçables. »
LES CONSÉQUENCES DU PHOTOVOLTAÏQUE SUR LES ZONES NATURELLES
« Pourquoi les centrales solaires sont un paradis pour les abeilles. » Certains titres ne manquent pas d’enthousiasme sur les effets positifs supposés du photovoltaïque sur des espaces naturels. Pourtant, la littérature scientifique sur les conséquences à moyen et long terme des parcs au sol sur zones naturelles est encore mince. Enerplan et le Syndicat des énergies renouvelables ont tenté d’éclairer le débat en publiant à l’été 2021 une première étude encourageante portant sur 111 parcs photovoltaïques. Le document s’est fait étriller par le Conseil supérieur de protection de la nature d’Occitanie. Dans son autosaisine de juin 2021, le président de l’instance, Laurent Chabrol, note que « les analyses reposent sur un faible nombre de données avec l’utilisation de référentiels inappropriés ». Il souligne également un mélange « de données de sites initialement dégradés avec des sites initialement naturels ». Par conséquent, « la conclusion affirmée d’effets neutre à positif des parcs photovoltaïques au sol sur la biodiversité n’est pas démontrée ».
Est-il possible d’avoir des parcs au sol « écodurables » ? C’est en tout cas ce qu’affirme Gérard Filippi, directeur du bureau d’études Ecotonia. Il incite les développeurs en photovoltaïque à prendre en compte l’environnement. Exemple ? « Pour le chantier, on peut éviter de tout décaper et mieux localiser l’endroit précis où l’on va planter les panneaux. » L’installation peut également intégrer « des espaces de circulation entre les panneaux, en recréant des corridors écologiques ». Pour lui, l’étude d’Enerplan « bien qu’embryonnaire, a le mérite d’exister » et « marque une prise de conscience des impacts pour chaque parc ».

Encore faudrait-il les agréger à une échelle plus large. Pour l’heure, aucun suivi généralisé obligatoire n’est demandé pour le photovoltaïque au sol. Car à la différence des éoliennes, une installation photovoltaïque n’est pas une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE), ce qui lui permet de se soustraire à des obligations de suivi. « C’est une immense boîte noire », résume Stéphanie Morelle. Chargée de mission du réseau biodiversité de France Nature Environnement, elle a participé à l’élaboration du Photoscope, un outil de l’association destiné à mieux comprendre et évaluer les conséquences des projets photovoltaïques au sol. Il invite notamment les collectivités à se saisir du sujet et à planifier le développement du photovoltaïque sur leur territoire. « On a besoin d’harmoniser les protocoles de suivi et de consolider les données au niveau national pour apprécier les enjeux régionaux et adapter plus finement le déploiement des parcs », explique sa collègue Adeline Mathien, coordinatrice du réseau énergie de FNE et du Photoscope. Elle s’alarme que « l’on donne aujourd’hui à l’agrivoltaïsme un feu vert sans cadre préalable ni retour d’expérience ». Cette politique du fait accompli pourrait s’étendre rapidement au photovoltaïque flottant, sur lacs ou étangs — des milieux encore plus sensibles. Les premiers retours d’expérience témoignent en effet de conséquences notables sur les espèces subaquatiques.
[3/4 Au sol ou sur le bâti ? La bataille du solaire] — L’énergie solaire est une piste essentielle pour se passer des énergies fossiles. Si son développement a tardé en France, les projets aujourd’hui se multiplient. Avec un enjeu de taille : manger des terres agricoles ou couvrir des zones déjà bétonnées. Reporterre a mené une enquête en quatre parties.
- Volet 1 : Solaire : quarante ans de mauvais choix politiques
- Volet 2 : Solaire : la France délaisse les panneaux sur les toits
À écouter : retrouvez notre enquête dans l’émission de France Inter La Terre au carré, diffusée le 15 mars.