Le vélo, petite reine du déconfinement

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Transports Covid-19Lors du déconfinement, les transports en commun souvent bondés risquent de connaître une baisse de fréquentation. Les associations espèrent que les usagers se reporteront vers le vélo, peu coûteux et bon pour la santé, et non vers l’automobile, source de pollution pouvant aggraver la crise sanitaire. Les villes - et les cyclistes - se préparent.
La voie est libre. Sur les boulevards parisiens, les pistes cyclables s’étendent à perte de vue, sans aucun vélo à l’horizon. Seuls quelques coursiers traversent la capitale à coups rapides de pédales. Le constat est similaire partout en France, de Rennes à Strasbourg, en passant par Lyon. « Il y a beaucoup moins de circulation, voitures comme vélos. Par contre, certains automobilistes en profitent pour rouler très, très vite », regrette Dominique Levesque, membre de l’association Véloxygène à Amiens.
Depuis le début du confinement, la petite reine a été délaissée par les Français. Le vélo reste autorisé comme moyen de déplacement pour aller travailler ou faire ses courses, mais la pratique sportive semble impossible, car elle ne peut être réalisée que « dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile ». La Fédération française de cyclisme a d’ailleurs annoncé le 19 mars que « toute pratique du sport cycliste, même individuelle, [devait] donc être momentanément proscrite » [1].
Pourtant, de nombreux observateurs en sont sûrs : lorsque le déconfinement, prévu le 11 mai, sera effectif, la bicyclette va connaître un boom et devenir le moyen de transport privilégié de beaucoup de Français. « Il y aura probablement un report vers le vélo, surtout dans les grandes villes, pour ceux qui n’ont pas de voiture et qui d’habitude prennent les transports en commun, analyse Sylvanie Godillon, chercheure associée à l’UMR Géographie-cités du CNRS. Le vélo permet d’être à distance des autres, et puisqu’il y a une énorme baisse du trafic automobile, c’est vrai que c’est moins dangereux et plus agréable. »

Afin d’accueillir cette probable vague de cyclistes, les villes vont donc devoir s’adapter. Le confinement a révélé que les routes actuellement vides représentent 50 à 80 % de l’espace public en ville, tandis que les piétons doivent s’éviter sur des petits trottoirs étroits. Une solution envisagée : investir ces lieux vides pour redonner de la place aux vélos, et libérer de l’espace pour les piétons. Des « aménagements tactiques » [2] de ce type ont émergé depuis plusieurs semaines à l’étranger. Le journaliste Adrien Lelièvre les recense consciencieusement, au jour le jour, sur son compte Twitter.
C’est la Colombie qui fait figure de pionnière en la matière : à la mi-mars, en pleine nuit, les techniciens de la capitale, Bogotá, ont placé des plots de chantier autour de 22 kilomètres de couloirs de bus. Le lendemain, ces espaces séparés des voitures étaient réservés aux cyclistes. « La ville a déployé progressivement 22 km, puis 117 km de pistes cyclables temporaires, avant de redescendre à 76 km — l’intérêt de l’urbanisme tactique : c’est démontable du jour au lendemain ! », se réjouissent Mathieu Chassignet, ingénieur spécialisé sur les questions de transports durable, et Éric Vidalenc, spécialiste des questions énergétiques, dans un article publié sur le blog d’Alternatives économiques. Plusieurs pays ont ensuite imité la démarche : les États-Unis, le Canada, l’Australie, l’Allemagne… Des dizaines de nouvelles pistes cyclables sont apparues, uniquement matérialisées à l’aide de barrières en plastique, de rubans ou de peinture.

Une baisse de trafic motorisé de 60 à 90 %, une place libérée pour les piétons et vélos
En France, l’idée a mis plus de temps à germer, mais elle est maintenant au cœur des réflexions de nombreuses villes. Dans notre pays, « le potentiel est également considérable : le trafic motorisé a subi des baisses comprises entre 60 et 90 %, ce qui libère une place importante pour les modes actifs », relève le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) sur son site internet.
Montpellier a été la première à annoncer publiquement le 13 avril son souhait d’imiter la Colombie, grâce aux propositions de l’association Vélocité. « L’urbanisme tactique, c’est une méthode qui a déjà été utilisée en septembre dernier à Montpellier », rappelle Nicolas Le Moigne, président de Vélocité. Des militants avaient peint une fausse piste cyclable sur un axe de deux voies à sens unique. « À 8 h du matin, les enfants qui allaient à l’école circulaient en sécurité et le flot de voitures était régulier. Donc ils ont montré que ça marchait ! » raconte Nicolas Le Moigne. L’aménagement a même été pérennisé par la collectivité deux mois plus tard.
Les ENFANTS circulent ce matin en SÉCURITÉ rue Gerhart, merci #JeSuisUnDesDeux et @XtinctionRebel #solutionvelo #UrgenceClimatique pic.twitter.com/CmY6rg0RaP
— Vélocité Montpellier (@VelociteMtp) September 16, 2019
Alors forcément, il était logique que Montpellier ait recours à l’urbanisme tactique aujourd’hui. « On voulait être les premiers à le faire, admet Nicolas Le Moigne. On a travaillé sur le sujet pendant une dizaine de jours et on a présenté nos propositions en visioconférence au président de la Métropole. Il a accepté de mettre en place ces aménagements temporaires sur un certain nombre d’axes », notamment ceux assurant la desserte des hôpitaux.a
L’annonce a fait boule de neige. Sur Twitter, l’ingénieur Mathieu Chassignet tient une liste actualisée des villes françaises ayant annoncé leur souhait d’utiliser des aménagements tactiques. Paris, Grenoble, Lyon, Nantes… De nombreuses métropoles et municipalités ont rejoint le mouvement. En outre, le 13 avril, le gouvernement a confié à l’écologiste Pierre Serne, président du Club des villes et territoires cyclables, la mission de coordonner la mise en place de solutions de déplacement où le vélo serait le principal moyen de transport.

De plus en plus de villes semblent s’intéresser aux « coronapistes »
Partout en France, les collectifs d’usagers de la bicyclette s’organisent. À Lille, l’association Droit au vélo a créé une carte collaborative des aménagements à conforter ou à créer. « La ville de Lille s’est engagée publiquement dans la démarche, indique Yves Lépinay, administrateur de l’association. Nous sollicitons les élus locaux, nous attendons les engagements des autres villes de la Métropole lilloise et de la région dans les prochains jours. » À Nantes, l’association Place au vélo a réalisé un sondage sur Twitter pour connaître les axes qui seraient les plus sollicités par les cyclistes. « Nous avons priorisé les réponses dans un tableau, et nous avons émis à Nantes Métropole quatorze propositions qui ne sont pour nous qu’un début, affirme Annie-Claude Thiolat, présidente de Place au vélo. Je suis assez sereine sur l’écoute qu’on va obtenir de leur part. »
Même à Grenoble, ville considérée comme la mieux aménagée pour les déplacements à vélo, il y aura des modifications à faire. « On a un réseau de pistes cyclables qui est déjà bien développé, mais souvent elles sont à moitié sur des trottoirs, qui parfois ne sont pas larges », et sont donc incompatibles avec la distanciation sociale, indique Emmanuel Colin de Verdière, membre de l’association d’usagers ADTC Grenoble. « Ce sont des aménagements qui datent d’il y a 15-20 ans et qu’il aurait fallu refaire de toute façon, donc c’est l’occasion de tester des aménagements provisoires. » L’association a envoyé ses propositions à la Métropole de Grenoble, et Éric Piolle, le maire de la capitale des Alpes, a ré-affirmé le 21 avril dans une vidéo publiée sur sa page Facebook, son soutien au projet.
En Île-de-France, une région recensant 150 à 500 kilomètres d’embouteillages selon la période, il y a urgence. « Avant le confinement, nous avions déjà fait une proposition pour rendre la région cyclable, à savoir la mise en place du RER V, rappelle Stein van Oosteren, porte-parole du collectif Vélo Île-de-France. C’est un réseau express régional vélo qui a été adopté par plusieurs politiques, dont la patronne de la région, qui a même dit qu’elle le financera à hauteur de 60 %. On va accélérer le mouvement pour faire une partie de ce projet en mode temporaire, ce sera le "TempoRER V". » Mardi 21 avril, la Région a annoncé être prête à mobiliser jusqu’à 300 millions d’euros pour financer à la fois le projet permanent et les aménagements temporaires.

De plus en plus de villes semblent s’intéresser à ces « coronapistes », mais certaines associations craignent les faux espoirs. À Rennes, Florian Le Villain, vice-président de Rayons d’action, vient de terminer sa première visioconférence avec un technicien de la Métropole. « Il n’y a pas une ambition très forte, déplore-t-il d’un ton déçu. Il y a un tronçon qui va être plutôt ambitieux, mais ça c’est un projet qui date de plusieurs années. Sinon, on reste encore sur une position où il ne faut pas trop déranger la voiture. » Sylviane Rault, l’élue rennaise en charge de la mobilité, se veut rassurante. « Rien n’est acté pour l’instant, tempère-t-elle. Nous devons avoir des échanges ensemble, tout est encore en discussion et en réflexion. »
Certaines municipalités n’ont pas encore annoncé leur position sur ces aménagements. « C’est plus difficile de les faire dans certains endroits, notamment dans les milieux ruraux où les routes sont assez encaissées avec des talus, des haies ou des murs en pierre de part et d’autres, détaille la chercheure Sylvanie Godillot. Mais en banlieue ou dans les petites villes, il y a quand même souvent des routes avec plusieurs voies. On peut tout à fait envisager d’en dédier une à l’usage du vélo. »
« On a écrit une lettre ouverte au maire, pour l’instant nous n’avons eu aucun retour, regrette Florent André, co-président de l’association Cyclamaine au Mans. Des aménagements se font partout dans le monde, c’est une occasion à ne pas manquer pour la ville du Mans. » Même constat à Amiens, où les cyclistes sont pessimistes : « Lors d’un débat, le représentant de la municipalité sortante a rappelé que la Métropole a engagé ces dernières années de très gros travaux de voirie dont le mot d’ordre était ne pas contraindre les automobilistes », rappelle Dominique Levesque, secrétaire de Véloxygène.
À Strasbourg, ville pourtant très fréquentée par des cyclistes, rien n’a été annoncé. L’élu en charge des mobilités alternatives Jean-Baptiste Gernet affirme vouloir lutter contre l’auto-solisme — le fait de circuler seul dans une automobile — en travaillant actuellement sur de nouveaux aménagements (zone piétonne, vélos-rues, ouverture de couloirs bus aux vélos…), mais il n’adhère pas au boom de l’urbanisme tactique. « Je pense que ça ne peut pas se faire dans la précipitation, argumente-t-il. Pour faire une photo, mettre des cônes de chantiers et une bande cyclable provisoire c’est peut-être bien, mais quand on fait des aménagements sécurisés, on s’intéresse aussi aux carrefours, aux intersections, à la place des vélos aux feux, etc. Il faut qu’on regarde tout ça avec méthode. »
« Transformer une ville automobile en une ville écomobile, c’est un ensemble vaste d’actions »
Les aménagements temporaires, aussi nombreux et sécurisés soient-ils, ne suffiront pas à créer une véritable dynamique en faveur du vélo. « Transformer une ville automobile en une ville écomobile, c’est un ensemble très vaste qui va d’actions sur la planification urbaine à la revitalisation du cœur de ville, les sentiers piétonniers entre les groupes d’immeubles, les vélos, les transports en commun », dit Aurore Fabre-Landry, dirigeante du cabinet de conseil Sustainable Mobilities. Elle vient de co-lancer un outil en ligne, baptisté « Vers une ville éco-mobile » (VVE), pour aider les villes à s’auto-diagnostiquer et à mettre en place de nouveaux aménagements durables. Les associations réfléchissent également au-delà des pistes cyclables temporaires. « L’enjeu c’est de pousser les élus à mettre en place des conditions adaptées à la pratique du vélo par toutes et tous, et ça passe aussi par soutenir les programmes d’accompagnement à la pratique du vélo, notamment via des programmes de type vélo-école », dit Delphine Depraz, chargée de mission mobilité active à La maison du vélo à Lyon.

Si la bicyclette vient réellement à connaître un boom à partir du 11 mai, de nombreux Français auront besoin de se procurer un vélo. « Neuf millions de vélos inutilisés dorment dans les caves en France », rappelle Matthieu Allereau, chargé de mission pour la Clavette grenobloise. Les associations d’auto-réparation appellent les usagers à se procurer un vélo d’occasion plutôt qu’en acheter un neuf. Mais ces structures vont également devoir s’adapter à partir du déconfinement. « On a tous envie d’être ouverts le plus tôt possible, en privilégiant la distanciation sociale, explique Coline Trautmann, administratrice chez L’Heureux cyclage, le réseau des ateliers participatifs et solidaires. Nous avons une revendication qui est en train de naître, qui n’est pas encore bien formulée, mais qui serait d’utiliser la voirie ou de réquisitionner des places de parking, pour que nous puissions y réparer les vélos. »
Avant tout, le vélo doit cesser d’être perçu comme un loisir, et être enfin vu comme un moyen de transport comme un autre, au même titre qu’un bus ou une voiture. Depuis le début du confinement, la Fédération des usagers de la bicyclette (FUB) a reçu plus de 800 plaintes de cyclistes, partout en France, parce qu’ils ont été verbalisés par les forces de l’ordre ou ont rencontré un incident alors qu’ils se déplaçaient pour aller travailler ou faire des courses. La FUB a déposé le 20 avril un référé-liberté devant le Conseil d’État. « Ce n’est pas un problème dans un département en particulier, c’est vraiment généralisé partout en France, précise Olivier Schneider, président de la FUB. Ça témoigne à mon sens que dans l’imaginaire collectif des forces de l’ordre, le vélo est un sport et pas un moyen de déplacement comme les autres. » Le chemin risque d’être encore long pour que le vélo connaisse ce fameux boom. Mais l’optimisme est de mise. « Cette crise donne une fenêtre de tir pour faire la bascule, estime Aurore Fabre-Landry. Il faut absolument saisir cette opportunité. »