Les associations sont un rempart contre l’autoritarisme

Rassemblement à Grenoble. - Pixabay/CC/Benny_B2R
Rassemblement à Grenoble. - Pixabay/CC/Benny_B2R
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Culture et idées PolitiqueAndré Gorz, pionnier de l’écologie politique, était persuadé que l’association permettait d’inventer la démocratie sociale. Pour l’auteur de cette tribune, les initiatives citoyennes d’aujourd’hui pourraient revivifier la démocratie, si l’État les reconnaissait comme de vrais partenaires.
Jean-Louis Laville est professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et auteur de nombreux ouvrages sur la question de l’association, parmi lesquels le Dictionnaire de l’autre économie (Folio-Gallimard), L’Économie sociale et solidaire (Points-Seuil) et Réinventer l’association (Desclée de Brouwer). Il vient de publier, en coopération avec des responsables associatifs et d’autres chercheurs, la synthèse d’une recherche participative intitulée Quel monde associatif demain ? Mouvements citoyens et démocratie (Érès).
Avec la démocratie, un autre rapport social devient possible, plaidait le philosophe et homme politique Pierre Leroux en 1840, soit un demi-siècle après la Révolution française. Fini la charité, qui suppose une inégalité entre celui qui donne et celui qui reçoit, et vive la solidarité démocratique, permise par l’association volontaire de citoyens libres et égaux. Partant de la liberté d’accès de toutes et tous à l’espace public, des penseurs, des femmes et hommes politiques ont dès lors défendu l’association comme possibilité de prolonger la démocratie politique dans la vie sociale.
C’est en s’associant pour produire en commun, assurer les secours mutuels et faire ensemble des revendications politiques que l’on pourra avancer dans cette démocratie dont on vient juste d’ouvrir le chemin. Dans toute l’Europe, cette approche dite associationniste veut traiter ensemble, dans un même mouvement, les questions économique, sociale et politique.
L’enjeu est bien que le travail et la nature ne soient pas soumis à la loi du capital. En France, comme le rappellent les chercheurs Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz dans L’Événement anthropocène — La Terre, l’histoire et nous (Seuil), dans les années 1820, près de 10 % des procès dans les cantons ruraux autour de Marseille concernaient les pollutions industrielles. Et, entre 1830 et 1848, les espaces publics populaires bruissaient d’idées pour organiser le travail en marge des entreprises capitalistes. Le livre La Parole ouvrière (La Fabrique), d’Alain Faure et Jacques Rancière, qui rassemble des textes ouvriers de cette époque, montre que les travailleurs pensaient pouvoir organiser la production à partir de leur savoir-faire de métier. Des exemples comme celui de l’association des Bijoutiers en doré sont restés célèbres. Ne serait-ce qu’à Paris, trente-neuf métiers ont élaboré des projets d’associations. Et cette effervescence ne se cantonnait pas aux milieux professionnels : la féministe et femme politique Jeanne Deroin allait jusqu’à évoquer une « Association fraternelle et solidaire de toutes les associations », dont la vocation serait de « rassembler les travailleurs des deux sexes de différentes professions ».
Une culture populaire autonome contre l’esprit lucratif
Cette vitalité sociale était festive — le beau récit de Martin Petitclerc, Nous protégeons l’infortune (Vlb), décrit ainsi les banquets organisés dans les rues de Montréal par la première association mutuelle — et se déployait dans plusieurs pays d’Europe. En Angleterre, les « friendly societies » comptent des centaines de milliers de membres, comme la « società operaie di mutuo soccorso » en Italie.
En Espagne, dans les « sociedades de socorro mutuo », le travail artisanal et l’autoproduction pour la consommation s’imbriquaient avec les entraides pour la semence et la récolte, l’économie informelle, l’échange non monétaire de biens et services, les travaux collectifs pour des biens communs (coupe de bois, exploitation de terres, entretien des chemins et des ponts, irrigation, zones de pêche). « Ce à quoi il faut ajouter les réseaux d’associations pour l’instruction et les loisirs, […] les conférences, séances de débat, […] les fraternités républicaines, les cafés et théâtres populaires. Ce sont des expressions d’une économie solidaire avant la lettre et d’une culture populaire qui s’organisent de façon autonome et presque toujours démocratiquement, à la marge, et souvent, contre l’esprit lucratif », détaille Jordi Estivill, dans Association et action publique (Desclée de Brouwer).

Après 1850, le courant socialiste qui se prétendait scientifique, et a débouché sur le communisme d’État et sa vision productiviste et dirigiste, allait écarter cette volonté politique de faire de l’association la pionnière d’une transformation sociale, la dépréciant en la qualifiant d’utopiste. Aujourd’hui, alors que l’on se focalise souvent sur l’effritement du mouvement ouvrier, il n’est pas anodin de constater le foisonnement des initiatives citoyennes.
Dans tous les continents, le nombre d’associations au sein de la société civile explose. Ainsi, en France, si on comptait en 1990 700 000 associations et 8 millions de bénévoles, on en dénombre aujourd’hui 1,5 million, avec 22 millions de bénévoles et 1,8 million de salariés, selon Le Mouvement associatif. Dans cet élan associatif, une partie n’est bien sûr que réparatrice, s’attachant à réduire la pauvreté sans mettre en cause les inégalités. Nombreuses sont aussi les associations instrumentalisées par les gouvernements locaux ou nationaux. Mais une autre partie peut être considérée comme une réactualisation de l’associationnisme s’opposant à un néolibéralisme profondément uniformisant, notamment dans la mouvance écologiste.
Un vrai partenaire politique
Mais pour que cette biodiversité citoyenne, expression d’une pluralité économique et politique, puisse donner toute sa mesure, il serait nécessaire que l’État la reconnaisse comme un véritable partenaire politique. Aujourd’hui, elle est bien trop souvent réduite à un interlocuteur négligeable livré à la marchandisation ou à la néophilanthropie. Il existe pourtant des possibilités de coconstruction de l’action publique entre pouvoirs publics et réseaux associatifs. Dans Du social business à l’économie solidaire — Critique de l’innovation sociale (Érès), Joan Subirats décrit, par exemple, les politiques municipales exemplaires menées à Barcelone.

Sortir de cet état de fait est d’autant plus important aujourd’hui que la désaffection vis-à-vis des élections peut être contrecarrée par la reconnaissance de la volonté de participation accrue des citoyens. Par contre, si celle-ci n’est pas écoutée, le risque est un tournant autoritaire émanant soit des démagogies extrémistes, soit des élitismes bien-pensants. Comme l’a établi le philosophe John Dewey [1], le seul antidote à l‘autoritarisme réside dans la réaffirmation du pari démocratique en impliquant les personnes dans la résolution de leurs problèmes. Reprenant cette perspective, le philosophe Axel Honneth, dans L’Idée du socialisme (Gallimard), fait écho à André Gorz, le pionnier de l’écologie politique en France, quand il affirme que le socialisme ne peut se renouveler que comme expérimentalisme historique s’appuyant sur les formes multiples d’association.
Nous ne vivons pas un épuisement démocratique, mais nous sommes à la croisée des chemins : soit une perte de confiance en la démocratie lourde de menaces, soit la revendication d’une forme de vie démocratique qui passe par la prise en compte de l’associationnisme.