« Les naturalistes réinventent le militantisme »

De plus en plus de manifestants, ici ceux des Naturalistes des terres, utilisent des masques lors de certaines actions. - © Les Naturalistes des terres
De plus en plus de manifestants, ici ceux des Naturalistes des terres, utilisent des masques lors de certaines actions. - © Les Naturalistes des terres
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Luttes NatureCréations de mares, installation de nichoirs... « Les actions naturalistes nous permettent de créer des solidarités concrètes avec les autres vivants », dit Antoine Chopot.
À Rouen, le week-end dernier, environ 2 000 militants accompagnés de naturalistes professionnels ont revendiqué une nouvelle forme d’activisme pour lutter contre des projets destructeurs et faire entrer le vivant en politique. Opposés à l’autoroute A133-A134, ils ont mené « la première action naturaliste de masse », creusé des mares, posé des nichoirs et créé des habitats pour accueillir des espèces protégées en lieu et place du chantier, tout en revendiquant une série de blocages et de sabotages.
Le philosophe Antoine Chopot, co-auteur du livre Nous ne sommes pas seuls (Seuil, 2021) avec Léna Balaud, revient sur l’horizon qu’ouvrent ces nouveaux modes d’action et aborde la rencontre fertile entre culture des luttes et culture du vivant.
Reporterre — Est-ce nouveau que les naturalistes s’engagent ainsi dans les luttes écolo ?
Antoine Chopot — Les naturalistes ont toujours été présents mais c’est vrai qu’ils prennent aujourd’hui une place de plus en plus importante dans le combat écologique. Ils quittent leur posture strictement savante et institutionnelle pour entrer dans une forme de résistance et accompagner concrètement les luttes sur le terrain.
Le point de bascule s’est fait avec la zad de Notre-Dame-des-Landes, il y a dix ans. Après 2012 et l’échec de l’Opération César [deux mois durant, les forces de l’ordre avaient tenté de déloger les zadistes, en vain], un mouvement de naturalistes en lutte s’est constitué. Au début, comme l’un d’eux l’explique dans une brochure, ils étaient plutôt discrets. Avec leurs inventaires, leur goût prononcé pour les grenouilles ou les petites fleurs, ils avaient peur de ne pas paraître très sérieux et de ne pas coller avec l’image que l’on se fait du militantisme. Mais progressivement, leur expertise est devenue incontournable. Elle a contribué à la victoire contre le projet d’aéroport, appuyé des recours juridiques et construit un nouvel imaginaire autour de la défense d’un territoire qui n’est pas seulement humain, mais qui est aussi peuplé de tritons crêtés, de grands capricornes et de tout un tissage d’êtres vivants.

Récemment, la création du collectif Les Naturalistes des terres, via une tribune publiée par Reporterre et par Terrestres, a cherché à réactiver cette dynamique, à l’élargir et à la fédérer à l’échelle nationale. C’est déjà une réussite. Il compte plus de 780 membres. Un annuaire cartographique en ligne permet de relier chaque membre à des luttes locales près de chez lui et une première rencontre nationale a eu lieu en avril. Des membres des Naturalistes des terres ont par ailleurs mené une première action de « renaturation » visant à reboucher illégalement un drain pour réinonder une tourbière protégée mais asséchée et dégradée par la culture intensive du maïs.
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Le mouvement part de plusieurs constats : les naturalistes sont aux avant-postes de la destruction du monde mais ils sont pris dans des injonctions contradictoires. Tout en étant sincèrement amoureux de la nature, ils doivent parfois travailler dans des bureaux d’étude qui valident des projets néfastes. Cette dissonance cognitive est de moins en moins acceptée et pousse à la révolte. On a compris qu’il était temps de politiser l’attention au vivant.
En quoi la diffusion des pratiques naturalistes dans les luttes écologistes peut-elle être source d’inventivité ?
Il y a clairement un potentiel d’élargissement et de réinvention du répertoire d’actions militantes. Nous sommes tous ultraconscients de la destruction des milieux de vie, mais cette conscience ne nous permet pas de sortir de l’impuissance… Les actions naturalistes nous permettent de retrouver une prise, de créer des solidarités concrètes avec les autres vivants pour tisser de nouvelles alliances interespèces, avec une forte dimension offensive.

Creuser des mares pour accueillir des salamandres, scarifier des arbres pour accélérer la venue du grand capricorne, poser des nichoirs pour le muscardin… Tous ces gestes permettent une acculturation au vivant. On apprend qui habite sur le territoire menacé, comment le défendre et surtout comment amplifier sa présence. Ce qui est frappant ici, c’est que la lutte se confond avec la création d’habitats favorables pour des espèces protégées. Cela nourrit nos combats et nous dit concrètement pour qui et pour quoi on se bat. On ne lutte plus simplement pour de grands objets comme le climat mais pour la défense d’un milieu de vie fertile. C’est très enthousiasmant. Nous avons assisté à Rouen aux premières actions naturalistes de masse avec pas loin de 2 000 participants. J’y vois un tournant.
Quels sont les objectifs de ces actions, concrètement ?
Ils sont de plusieurs ordres. D’abord écologique : en attisant les dynamiques du vivant, on montre qu’un milieu condamné à être détruit — censé être « improductif » au nom de l’économie — est en réalité un territoire qui recèle de nombreux potentiels. Chaque espace voué à être artificialisé est en fait un refuge en puissance. Les aménageurs n’ont qu’une vision fixiste et statique de la biodiversité. Il suffit pourtant de laisser passer du temps, d’inviter les espèces à s’installer pour voir le vivant se redéployer et proliférer. Il y a ensuite un enjeu juridique. L’arrivée de ces espèces protégées permet de lancer des recours juridiques.
« La complémentarité des pratiques militantes est notre seul levier »
À Perpignan, la découverte d’un couple d’oedicnèmes criards, un oiseau des plaines agricoles, a ralenti la construction d’une prison. Le pique prune, un scarabée très rare->https://www.ouest-france.fr/environnement/ecologie/il-avait-retarde-l-a28-le-pique-prune-en-peril-6380769], avait aussi bloqué le chantier de l’A28 pendant six ans au début des années 2000. Au-delà de l’aspect juridique, je pense que l’intérêt principal de ces actions naturalistes reste avant tout politique et sensible. Elles nous permettent, à nous être humains, de se sentir vivants parmi les vivants, tout en prenant parti pour un monde contre un autre.
Ces actions de renaturation sont-elles efficaces ? Le temps du vivant n’est pas aussi rapide que le rythme effréné du productivisme. Le repeuplement d’une mare prend plus de temps que le passage d’un bulldozer…
Si les deux mares qui ont été creusées se remplissent à l’automne-hiver prochain, et vu leur proximité avec une mare remplie de larves juste à côté, la probabilité d’une colonisation est très importante. Mais effectivement, on est face à un rouleau compresseur qui va beaucoup plus vite que nos luttes. Je ne crois pas cependant que nos actions soient uniquement symboliques. Il y a une accélération aussi de notre côté avec l’importance politique et médiatique qu’ont pris Les Soulèvements de la Terre.

Cette dynamique porte ses fruits. On passe de nouveaux seuils en termes de mobilisation et de rapport de forces. Il ne faut pas non plus isoler nos modes d’action, ce ne sont pas seulement des chantiers de renaturation ni des recours juridiques qui bloqueront à eux seuls les projets, mais un maillage d’actions directes, d’acquisitions foncières, d’installations paysannes et de nouvelles législations ou moratoires (par exemple contre les coupes rases en forêt ou contre tout nouveau projet routier) portés autant par des praticiens, des activistes, des élus que des associations environnementales. La complémentarité des pratiques militantes et des échelles est notre seul levier, suffisamment puissant, pour garder l’espoir et remporter la victoire contre des projets nuisibles.
On assiste aujourd’hui à une transformation culturelle du militantisme écologique. Dans les manifestations, de plus en plus d’activistes se griment en animaux sauvages, avec des masques de hibou ou de muscardin. À Sainte-Soline, on a baptisé les cortèges des noms de l’outarde canepetière ou de la loutre. À Rouen, on a érigé un totem à l’honneur du pic mar. Qu’est-ce que cela dit de nos manières de lutter et des affects qui nous traversent ?
Une lutte est habitable quand elle est joyeuse et qu’elle incarne des imaginaires subversifs. Nos masques d’animaux sont autant de manières d’affirmer que « nous sommes la nature qui se défend ». Nous le mettons en scène. On se fabrique des costumes pour le dire, le faire voir et marquer les esprits. C’est une façon de porter le corps des autres sur nous, d’adopter d’autres points de vue, d’endosser une identité non humaine. On montre notre solidarité avec d’autres espèces et notre interdépendance. C’est une nouvelle esthétique des luttes, qui passe par une forme d’attachement sensible.

Les espèces totems deviennent des étendards et des signes de ralliement. Au fond, il y a la recherche de nouveaux rituels pour célébrer nos liens avec les autres qu’humains. Ce n’est pas du mysticisme car cela permet simplement de donner de l’importance à d’autres existences qui sont d’habitude invisibilisées et massacrées dans l’indifférence. Symboliquement, on remet le vivant sous nos yeux, et on se donne de la force. Nous ne luttons pas seuls mais avec tout un cortège d’animaux, avec la forêt et ses milieux de vie.