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Près de Rouen, « l’armée de la forêt » contre un projet routier

Du 5 au 8 mai, le festival Des bâtons dans les routes, dans l’Eure, a rassemblé près de 4 000 personnes contre le contournement est de Rouen. Au menu : balade naturaliste, action de blocage, création de mares...

Léry (Eure), reportage

Une fois les fumigènes rouges allumés, la tête de la manifestation s’est avancée prudemment sur le bitume de l’autoroute A13. Lancés à pleine vitesse, les véhicules ont ralenti puis se sont finalement arrêtés. Une minute plus tard, les six voies de l’axe routier reliant Paris au nord-ouest de la France étaient totalement envahies. « C’était super fort comme moment, des centaines de voix, des centaines de pieds, des centaines de mains... On était l’armée de la forêt », a lancé un participant enthousiaste.

Ils étaient plus de 600 à participer à cette action de blocage de l’autoroute A13, le dimanche 7 mai. Temps fort du festival Des bâtons dans les routes qui se tenait du 5 au 8 mai à Léry, dans l’Eure, contre le projet de contournement est de Rouen. Cet axe routier de 41 kilomètres menace 520 hectares de terres agricoles et de forêts. Au programme : balade naturaliste, installation de nichoirs, création d’une mare mais aussi des conférences.

« Nous sommes tous des écoterroristes », a scandé la foule en frappant des mains, tandis que des équipes de « castors » montaient des barrages devant des automobilistes médusés.

Près de 4 000 personnes sont venues au festival Des bâtons dans les routes.

Pendant que certains piqueniquaient sur le bitume, d’autres le recouvraient de dizaines de slogans : « Darmanin en déroute, des bâtons dans les routes », « plus de tritons, moins de Macron », « Darmanin vs muscardin » pouvait-on notamment lire, tandis qu’au loin, un homme jouait de la mandoline.

Une dizaine de minutes après l’incursion, une compagnie de CRS déboulait par la voie d’arrêt d’urgence et s’avançait entre les véhicules immobilisés. Certains automobilistes, montés sur les toits de leur voiture, observaient la scène. Après quelques minutes de face-à-face, le cortège a fini par regagner la forêt d’où il était venu. En chantant.

520 hectares de champs et de forêts menacés

Organisé par le collectif Non à l’A133-A134, Les Naturalistes des terres, La Déroute des routes (coalition nationale contre les grands projets routiers), et Les Soulèvements de la Terre, le festival Des bâtons dans les routes représente, vue son ampleur, un passage à la vitesse supérieure pour la lutte normande.

« Nous sommes tous des écoterroristes », scandent les militants depuis le haut du barrage.

« La lutte existe depuis longtemps mais là, on voulait une mobilisation massive et collective parce que le problème avec les projets routiers, c’est que si on commence à se mobiliser quand les travaux sont entamés, c’est impossible à stopper », explique Énora Chopard, membre de La Déroute des routes.

Dans les cartons depuis 1972, cette autoroute doit, d’ici à la fin de décennie, relier l’A28 au nord de la métropole normande à l’A13 au sud. Elle est vivement décriée, notamment parce qu’elle ne permettra pas de désengorger l’agglomération rouennaise — c’est pourtant l’un des arguments phares de ses promoteurs. « Ce faux contournement Est est en fait un vrai contournement Ouest de Paris », résume la militante.

Même si le projet est encore relativement peu avancé, son calendrier est désormais fixé et le concessionnaire du chantier devrait être désigné dès le mois de septembre. Un agenda qui pourrait même s’accélérer puisque le 3 mai dernier, la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) Rouen-métropole, ainsi qu’une délégation de dirigeants d’entreprises de Seine-Maritime, annonçait avoir envoyé un courrier à la Première ministre Élisabeth Borne pour réclamer une accélération du calendrier.

Des naturalistes ont planté des clous dans les arbres pour empêcher leur abattage.

Pour Énora Chopard, réaliser un festival maintenant était donc une nécessité : « C’était important de se mobiliser pour montrer les dents au concessionnaire qui sera désigné et lui signaler qu’on sera là pour l’accueillir. »

Des clous pour protéger les arbres

Ce week-end en Normandie, le public semblait avoir entendu cet appel. Sous une météo incertaine, l’événement a drainé jusqu’à 2 000 personnes. Sous les chapiteaux, des conférences étaient organisées avec notamment la présence de l’auteur de BD Alessandro Pignocchi et de la politologue et militante écologiste Fatima Ouassak.

Autre temps fort du festival, une grande balade naturaliste « d’armement de la forêt » s’est également déroulée le samedi après-midi.

Sur une étroite route de campagne, à travers l’océan jaune des champs de colza, quatre cortèges se sont ainsi dirigés vers la forêt de Bord, située sur le tracé de la future autoroute. Ici et là, on pouvait entendre chantonner « Les beaux chênes centenaires pour tous les pics mar [oiseau menacé par le projet]. On les aide à se défendre c’est leurs lames qu’ils vont se prendre », sur l’air d’Une souris verte.

Les forces de police sont intervenues après la construction du barrage sur l’A13.

« Ce qui nous a semblé important, c’est de tabler sur le fait que cette forêt, plutôt qu’un lieu qui va être détruit, est un lieu qui va prendre de l’importance et devenir encore plus vivant et riche » dit Thibault Cardon, un des quatre porte-parole du festival, pour expliquer les actions menées.

Ainsi, des mares ont été creusées, des nichoirs à muscardins installés... mais des filins ont aussi été tendus entre les arbres pour empêcher leur abattage et des clous plantés dans certains d’entre eux. Ce geste totalement inoffensif selon les naturalistes ayant préparé l’action rendrait leur abattage beaucoup plus délicat. Bien que peu commune, cette pratique était bien acceptée par le public.

« À moins d’avoir les yeux et les oreilles complètement occultées, on ne peut plus nier la crise écologique, l’absurdité de ce projet est devenue de plus en plus évidente », dit Michelle, une habitante de la région rencontrée durant la promenade.


Selon elle, ce genre d’action serait rendu nécessaire par la surdité de l’état qu’elle dénonce sur les questions environnementales. « Il faut rentrer dans l’illégalité, on ne peut plus rien espérer d’un pouvoir central qui défend un système qui conduit à ce genre de choses. »

Le festival est une « première étape »

En plus des locaux, certaines personnes étaient venues de beaucoup plus loin pour manifester leur opposition à l’autoroute, à l’instar d’une délégation d’opposants à l’axe Toulouse-Castres. Droit dans ses bottes, Laurent Prost du collectif La voie est libre fustige l’argument économique, souvent brandi par les partisans de ces grands programmes routiers : « Ces projets augmentent le trafic induit et le développement de grandes plateformes logistiques, ils ne sont pas du tout faits pour les locaux. »

Un de ses compagnons renchérit : « Cette activité-là est mortifère. Ce qu’il faut, c’est une activité qui relie les gens, un autre modèle social et économique. À chaque endroit où l’autoroute se pose, ce sont des grandes plateformes qui s’installent. Ça colle avec une économie mondialisée qui est un train de nous tuer tous et rapidement. »

Sous les chapiteaux, des conférences ont accueilli les auteurs Alessandro Pignocchi et Fatima Ouassak.

« La route n’arrive jamais seule, c’est un peu comme la conquête du Far West. Quand on construit une nouvelle route, on livre de nouveaux espaces à la prédation sur les terres agricoles et naturelles », abonde Énora Chopard.

À travers la réussite du festival de ce week-end, les opposants au contournement est de Rouen ont réussi leur pari de donner à leur lutte un écho national. « Ce festival est à la fois un moment de rencontres, festives et familiales, mais aussi un élément de construction du rapport de forces », dit Guillaume Grima de l’association Effet de serre, toi-même, l’une des associations constituantes du collectif Non à l’A133-A134.

Si le côté festif du festival était assumé, Énora Chopard regarde l’avenir : « C’est une première étape, mais c’est aussi un avertissement parce qu’on sera en capacité de mobiliser autant de gens si ce n’est plus pour d’autres actions. »

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