Pendant les manifs, des garderies autogérées pour les enfants

Le collectif La Bulle Île-de-France propose une garde d’enfants en marge d'événements politiques queer, féministes, antiracistes, antivalidistes et anticapitalistes. - © Collectif La Bulle Île-de-France
Le collectif La Bulle Île-de-France propose une garde d’enfants en marge d'événements politiques queer, féministes, antiracistes, antivalidistes et anticapitalistes. - © Collectif La Bulle Île-de-France
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Luttes SocialDans les grandes villes, des organisations militantes proposent des services de garderie pour permettre aux parents de manifester. Des lieux à prix libre et autogérés, où les jeux et le coloriage sont aussi politiques.
Neuvième journée de mobilisation contre la réforme des retraites et, pour les militants, toujours la même question : qui va s’occuper des enfants pendant la manifestation ? Surtout dans les grandes villes, où les parents peuvent renoncer à emmener les plus jeunes à cause des tensions entre le cortège et la police. Pour le chercheur Manuel Cervera-Marzal et sa compagne Marion, enseignante en histoire, aussi parents d’un garçon de six ans et d’une fille de deux ans et demi, « c’est du bricolage ».
« L’école et la crèche ont fermé à chaque journée de mobilisation. Les grands-parents sont loin », précise le Parisien. Ils ont d’abord testé le cortège en famille. Expérience peu probante : « Mon fils a eu peur des pétards et des fumigènes et ne veut pas y retourner. Ma fille, en poussette, était ravie et a adoré la musique. Mais nous avons été pris dans un début de nasse dont je n’ai réussi à m’extraire que de justesse. » Depuis, ils alternent : l’un reste garder les enfants pendant que l’autre manifeste.
« Lever un maximum de freins au militantisme »
Pour éviter qu’un des parents soit assigné à résidence avec les enfants pendant les journées de mobilisation, des organisations militantes de garde d’enfants émergent un peu partout en France. Le plus ancien, le collectif rennais La Bulle — acronyme de « Bienvenue, unissons nos luttes par l’accueil d’enfants » — garde bénévolement bambins et ados de militants depuis plus de trois ans. Dans son sillage, trois activistes, Elsa (par ailleurs journaliste à Reporterre), Adèle et Estelle, ont cofondé La Bulle Île-de-France en juin 2022.

Le collectif propose une garde d’enfants « en marge des manifestations, assemblées générales ou événements politiques queer, féministes, antiracistes, antivalidistes et anticapitalistes ». Il a notamment accueilli les filles et fils de manifestants contre la réforme des retraites les 31 janvier et 11 février derniers, et le 8 mars pour la grève féministe.
« L’idée est de lever un maximum de freins à la mobilisation et au militantisme. Il existe des caisses de grève pour les salaires mais la question des enfants est souvent impensée. Or, il est difficile pour les parents et notamment les mères célibataires de prendre part aux luttes, à cause de la répression policière et parce que certains enfants ne supportent pas les manifs — trop de bruit, etc. », explique Elsa. L’objectif est aussi de mobiliser plus largement, au-delà des cortèges. « Nous avons à cœur d’impliquer les enfants en leur proposant des jeux, coloriages et livres en rapport avec les luttes, poursuit-elle. Pour les bénévoles qui gardent les enfants, ça permet aussi de participer de manière moins visible, mais tout aussi importante. »
Créer de la confiance
D’autres initiatives, elles aussi gratuites ou à prix libre et autogérées, se développent : deux garderies ont ouvert en mars à Aubervilliers et Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, et une autre est en cours de structuration à Toulouse. Un petit SMS 24 à 48 heures avant l’événement pour inscrire son enfant et hop, on peut rejoindre le cortège l’esprit tranquille.
Pavel, étudiant en master à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) au Campus Condorcet à Aubervilliers, a participé à la création des garderies de Seine-Saint-Denis. Ses amis et lui, pour la plupart titulaires du Bafa [1], éducateurs spécialisés ou auxiliaires de puériculture, ont gardé cinq enfants à la Bourse du travail d’Aubervilliers pendant la manifestation du 7 mars : « Une petite de deux ans et demi, ce qui a permis à sa mère, enseignante à La Courneuve, de retourner manifester pour la première fois depuis trois ans, et quatre enfants dont les parents, amis et militants, voulaient aller marcher ensemble », énumère l’étudiant.
Une réflexion est en cours pour attirer d’autres profils. « Si nous ne touchons que des parents qui ont d’autres modes d’organisation — familiaux, amicaux — possibles, ce n’est pas pertinent. Nous proposons aussi aux parents de rester tout ou une partie de l’après-midi avec nous, pour créer de la confiance », explique-t-il.
« Les enfants bénéficient d’une éducation populaire qu’ils ne retrouvent pas à l’école »
Régine Komokoli, conseillère départementale d’Ille-et-Vilaine à la délégation protection maternelle et infantile (PMI), confie régulièrement sa plus jeune fille Bella-Christ, 4 ans, aux bons soins de La Bulle Rennes. « Je suis une ancienne migrante sans-papiers originaire de République centrafricaine. Pour moi, manifester, c’est la liberté », confie-t-elle. Quand elle a rejoint pour la première fois des cortèges féministes, en 2019, c’était avec sa fille sur le dos. Jusqu’à une mauvaise expérience d’exposition aux gaz lacrymogènes de la police.
Quand elle a découvert le collectif fin 2020, ça a été la révélation. « Si l’on veut vraiment changer les choses pour une égalité femmes-hommes, il faut des modes de garde, insiste la militante. Sinon, c’est une discrimination invisible qui empêche les femmes de participer aux événements politiques et réaliser leur citoyenneté. »

Elle apprécie également les valeurs transmises par le collectif. « C’est beaucoup plus qu’une garderie. Les enfants découvrent un autre milieu, bénéficient d’une éducation populaire qu’ils ne retrouvent pas à l’école. Ils s’ouvrent au consentement, au handicap, à l’homosexualité et à l’homoparentalité… Ma fille m’a aussi raconté qu’on lui avait expliqué pourquoi les parents allaient manifester et qu’ils chantaient des slogans ! » Autre particularité, ce sont souvent des hommes qui gardent les enfants. « Ça permet de montrer aux petits élevés par des femmes seules que le soin aux plus jeunes n’est pas seulement une activité féminine », apprécie Régine Komokoli.
Adapter les manifs aux petits et aux non valides
Une autre solution serait que les manifestations soient plus accueillantes et adaptées pour les petits comme pour les grands. « Depuis une semaine, les pratiques émeutières, inspirées du cortège de tête, se développent à Paris. Ces pratiques font qu’il devient difficile pour les parents accompagnés d’enfants et pour les personnes handicapées de participer », observe le chercheur Manuel Cervera-Marzal.
Sa belle-mère en fauteuil roulant a renoncé à manifester, alors qu’elle habite place d’Italie — régulièrement sur le parcours des cortèges donc — et a été candidate de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et militante toute sa vie. « Comment trouver des formes de cohabitation entre les différentes composantes du cortège, pour que chacun y trouve son compte ? »