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Luttes

Manifs et handicap, le long parcours du combattant

La Française Cécile Lecomte, surnommée « L’Écureuille », ancienne championne d’escalade en 1997 et maintenant activiste en fauteuil roulant, est venue lutter à la zad de Lützerath, en Allemagne, en janvier 2023.

Pour les personnes en situation de handicap, il reste difficile de manifester dans les rues. Si des collectifs sont plus inclusifs, les progrès restent lents.

La dernière manifestation de Céline Extenso [*] ? C’était à Nancy, contre la réforme des retraites. « Je limite mes participations car, en fauteuil roulant, je ne peux pas fuir facilement en cas de mouvement de foule ou de violences policières, raconte la militante, cofondatrice du collectif de lutte contre le validisme [1] Les Dévalideuses. Sans parler des questions d’intendance : se déplacer en ville, avoir un auxiliaire de vie qui m’accompagne... »

Pour les personnes handicapées, rejoindre un cortège relève souvent du parcours du combattant. Premier obstacle, le transport. Elena Chamorro, enseignante et cofondatrice du Collectif Luttes et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (Clhee), n’a pas manifesté depuis qu’elle est en fauteuil roulant. « J’habite Aix-en-Provence. Je pourrais me rendre à Marseille avec mon véhicule personnel, mais encore faudrait-il trouver une place de parking. Et les cars prévus par les syndicats pour acheminer mes collègues enseignants ne sont pas accessibles », regrette-t-elle.

Pour ceux qui ont réussi à les retrouver, les cortèges ne sont pas toujours accueillants. Et ce problème ne se limite pas à une question d’accessibilité pour les personnes « à mobilité réduite ». Sur les 12 millions de personnes en situation de handicap en France, une minorité (382 500 personnes) se déplace en fauteuil roulant et une écrasante majorité (9 millions) souffre d’un handicap invisible : maladie invalidante (sclérose en plaques, fibromyalgie), trouble sensoriel, psychique, cognitif, autisme, etc.

Pour ces dernières, la foule dense qui braille des slogans et lance des fumigènes pendant des heures peut être très difficile à supporter. « Tout cela rend la manif énorme en termes d’énergie dépensée, explique Céline Extenso. Pour ces personnes, les conséquences d’un incident, blessure ou interpellation, vont être beaucoup plus importantes et durer des semaines, voire des mois. L’investissement est énorme, quel que soit le handicap. »

« Si on nous retire la possibilité d’exprimer notre colère dans la rue, il ne nous reste plus grand-chose »

La brutalité croissante de la répression policière n’arrange rien. Odile Maurin, présidente de l’association Handi-social et conseillère municipale dans l’opposition à Toulouse, l’a expérimenté en 2019 lorsqu’elle participait au mouvement des Gilets jaunes. « J’ai été victime de policiers qui ont manœuvré mon fauteuil à ma place et qui m’ont provoqué cinq fractures au pied, raconte-t-elle. J’ai ensuite été accusée de les avoir violentés. » L’activiste a été condamnée à deux mois de prison avec sursis pour violences volontaires. Elle a été jugée en appel le 21 mars dernier et attend le verdict. « Malgré les preuves vidéo de mon innocence, je ne suis même pas sûre d’être relaxée, lâche-t-elle, amère. Je vous laisse imaginer l’impact de cette histoire dans le monde du handicap, où les gens avaient déjà peur de manifester. »

Elle-même n’a pas renoncé à descendre dans la rue, mais dénonce des conditions de défilé catastrophiques à cause de la pression policière. « Lors de la dernière manif pour les retraites, j’ai pu échapper aux gaz lacrymogènes parce que je m’étais écartée du cortège. Heureusement, car cela aurait pu être très dangereux comme je souffre de problèmes respiratoires et d’asthme. »

Des membres des Dévalideuses à une manifestation le 22 novembre 2022. © Les Dévalideuses

La pandémie de Covid-19, qui a durement frappé les personnes souffrant de comorbidité, a donné un coup de frein supplémentaire. Comment éprouver un sentiment de sécurité dans un cortège ultra-dense, alors que le virus représente un danger mortel ? « 300 000 personnes sont sévèrement immunodéprimées en France. Le taux de décès des personnes greffées rénales s’élevait encore à 57 % l’été dernier, parce que le vaccin est inefficace pour elles et que les traitements préventifs ne fonctionnent pas sur les derniers variants », rappelle Odile Maurin, qui porte un masque FFP2 en permanence à l’intérieur et un masque chirurgical en manifestation quand la foule est très dense.

Ces entraves concrètes se doublent d’une mise à l’écart plus symbolique. Nombre de valides considèrent encore que les personnes handicapées n’ont rien à faire dans un cortège. Lors de son premier procès, Odile Maurin a entendu le juge lui demander pourquoi elle allait manifester si c’était dangereux pour elle. « Je lui ai rappelé qu’il s’agissait d’un droit fondamental », grince-t-elle.

Charlotte Puiseux, docteure en philosophie, membre des Dévalideuses et autrice de l’essai De chair et de fer (La Découverte, 2022), a expérimenté cette relégation au sein même du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), où elle militait dans les années 2000. Elle était à l’époque une manifestante aguerrie. « Quand j’ai voulu faire partie du service d’ordre, ça a beaucoup choqué, y compris au sein de la commission handicap. Certains m’ont dit que c’était trop dangereux », se souvient-elle. Elle a finalement pu intégrer l’équipe et en garde un excellent souvenir, mais l’épisode lui a laissé un goût amer : « Nous sommes des personnes à qui l’on ne donne pas beaucoup la parole, qu’on opprime. Si en plus on nous retire la possibilité d’être en colère et de l’exprimer dans la rue, il ne nous reste plus grand-chose. » De fait, de nombreuses personnes handicapées sont encore privées de ce droit. Les travailleurs des établissements et services d’aide par le travail (Esat) n’ont pas le droit de grève.

Plus fondamentalement, il reste difficile pour les organisations traditionnelles d’intégrer la question du handicap dans les combats qu’elles portent. « Au mieux, elles l’évoquent en termes de solidarité. Elles vont essayer d’être gentilles avec nous, observe Céline Extenso. Mais il n’y a pas de prise de conscience que le handicap est une question politique, en particulier dans un cadre anticapitaliste. »

Le handicap reste très essentialisé — les personnes handicapées le seraient parce qu’elles ont un corps ou un esprit défaillant — et n’est pas perçu comme une construction sociale. « Alors que la société est construite pour les mâles blancs valides en bonne santé, jeunes et capables d’être productifs à court terme, rappelle Odile Maurin. Que se passerait-il si, demain, une décision politique était prise de construire tous les logements, services publics, commerces pour des personnes de 1 m 20 ? Les personnes aujourd’hui considérées comme valides se trouveraient empêchées. »

Cortèges spécialisés

Des initiatives émergent néanmoins pour rendre les manifestations plus inclusives. De plus en plus, des cortèges thématiques se montent dont certains sont spécialement conçus pour les personnes handicapées : moins denses, sans animations bruyantes, avec port du masque obligatoire… À Toulouse, une interorganisation féministe travaille précisément sur ces questions. Depuis trois ans environ, les prises de parole de fin de manifestation sont simultanément traduites en langue des signes et se déroulent à un endroit où les plus fatigués peuvent s’asseoir ; des bouchons d’oreille sont distribués pour aider les personnes autistes ou hypersensibles au bruit à se protéger ; un service d’autodéfense parcourt le cortège pour s’assurer que le rythme convient à toutes et tous.

« Nous avons axé notre travail sur la communication, raconte Lucie Lambert, de Solidaires 31. Nous proposons une carte de la manif avec le parcours ultra-précis qui indique les bouches de métro accessibles les plus proches des différents points de rendez-vous, les endroits inaccessibles aux fauteuils à cause de terre-pleins ou de pavés, etc. »

Tout n’est pas encore parfait, tient à préciser la syndicaliste. Par exemple, lors de la manifestation du 8 mars dernier, il n’a pas été possible de proposer un espace peu dense faute de bras pour l’accompagner. « Ces initiatives concernent surtout les manifestations féministes. Sur l’organisation par l’intersyndicale de la mobilisation contre la réforme des retraites, c’est plus difficile parce qu’on est sur de très grosses manifs où l’accent est mis sur le service d’ordre plus que sur l’accessibilité », reconnaît Lucie Lambert. Et des ratés subsistent : lors de la manifestation féministe du 25 novembre dernier à Paris, la militante des Dévalideuses invitée à prendre la parole n’a jamais pu monter sur scène, faute d’une rampe praticable.

Face à la lenteur des progrès, les collectifs de lutte contre le validisme s’organisent. Céline Extenso et ses amis ont lancé un canal Discord d’entraide dédié à la mobilisation contre la réforme des retraites : comment participer aux manifestations, comment faire quand votre auxiliaire de vie ne peut pas venir vous lever et vous soigner à cause d’une grève des transports ou d’une pénurie de carburant… « L’idée est de trouver des solutions entre nous, parce que nous soutenons le mouvement et nous ne voulons pas être instrumentalisés, notamment par les médias de droite, pour appeler au blocage », explique l’activiste. L’occasion aussi de réfléchir à plus long terme d’autres modes d’action, plus inclusifs pour les personnes handicapées. « Nous misons beaucoup sur l’idée que la manifestation n’est pas la seule manière de participer à une lutte, insiste Céline Extenso. Nous pouvons apporter un soutien logistique aux piquets de grève, collecter des fonds, garder les enfants des manifestants. Les cortèges n’existeraient pas sans toute cette mobilisation autour d’eux. »

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