Manon Aubry : « Nous avons remporté une immense victoire contre les multinationales »

Pour la députée, « le Parlement européen prend enfin ses responsabilités face à l’impunité des multinationales ». - © Xose Bouzas / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Pour la députée, « le Parlement européen prend enfin ses responsabilités face à l’impunité des multinationales ». - © Xose Bouzas / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
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Europe PolitiqueLe 1er juin, les eurodéputés ont adopté une directive sur le devoir de vigilance, qui oblige les multinationales à respecter les droits humains et l’environnement. Une avancée ambitieuse, pour l’eurodéputée Manon Aubry.
Manon Aubry est députée européenne, membre de La France Insoumise (LFI) et coprésidente de la Gauche unitaire européenne.
Reporterre — Le 1er juin, les eurodéputés ont adopté une directive sur le devoir de vigilance. Vous portez ce dossier depuis près de quatre ans. Est-ce une grande avancée ?
Manon Aubry — Oui, c’est une immense victoire ! Dix ans après le drame du Rana Plaza, le Parlement européen prend enfin ses responsabilités face à l’impunité des multinationales qui exploitent les travailleurs et saccagent l’environnement.
Le texte reprend nombre de nos priorités et propose même un cadre plus ambitieux que la loi française. Il s’appliquera à l’ensemble des grandes entreprises qui opèrent dans l’Union européenne et seront donc tenues de prendre toutes les mesures nécessaires afin d’identifier, prévenir, faire cesser et réparer les atteintes aux droits humains et à l’environnement dans l’entièreté de leurs chaînes de valeur.
Les entreprises qui ne respecteront pas leurs obligations seront sujettes à de lourdes amendes pouvant aller jusqu’à 5 % de leur chiffre d’affaires mondial. Les victimes auront accès à la justice devant les tribunaux européens avec des droits renforcés en matière d’accès aux preuves, de représentation et de délai de prescription.
Ces avancées majeures permettront de mettre enfin les multinationales devant leurs responsabilités. Cela vaut pour les ouïghours exploités dans les usines textiles de la fast fashion en Chine, les 118 000 personnes expropriées par le projet EACOP de Total en Ouganda et en Tanzanie ou les milliers de morts sur les chantiers de la Coupe du Monde au Qatar. Elles devront leur rendre des comptes. C’est une vraie révolution juridique.

Une révolution ?
Oui. Hasard du calendrier, la semaine dernière, Facebook a été condamné à 1,2 milliard d’euros d’amende en application du droit européen sur les données personnelles. De son côté, Total n’a jamais payé la moindre amende pour avoir exproprié des habitants en Afrique de l’Est, fourni du pétrole pour les avions russes, ou encore pollué une région entière du Yémen. Quelque part, jusqu’à aujourd’hui, le droit européen protégeait mieux les données que les vies de millions de gens affectés par l’activité des multinationales. C’est ce vide qu’on essaie de combler.
Les lobbies industriels ont-ils manœuvré pour faire capoter les négociations ?
Le lobbying des grands industriels a été sans précédent pour vider le texte de son sens. Ils ont tout tenté ! Le front commun des groupes de gauche a beaucoup lutté pour maintenir l’ambition du Parlement.
Nous avons repoussé — parfois à une ou deux voix près — les amendements catastrophiques déposés par Angelika Niebler, une députée de la CDU (parti politique allemand libéral-conservateur) qui a été la voix des lobbies au sein du Parlement européen. Elle est visée par une plainte pour un conflit d’intérêt scandaleux : en plus de son mandat, Mme Niebler exerce une activité professionnelle rémunérée pour TÜV SÜD, une multinationale allemande poursuivie en justice pour sa responsabilité dans l’effondrement d’un barrage au Brésil (qui a provoqué plus de 270 morts), et pour le cabinet d’avocats Gibson, Dunn & Crutcher, connu pour défendre des entreprises criminelles à l’instar de Chevron, condamnée pour la pollution pétrolière de l’Equateur. C’est presque trop gros pour être vrai.
Nous avons aussi résisté aux attaques coordonnées de la droite de l’hémicycle. Des députés du PPE (Les Républicains en sont membres) et de Renew — présidé par Stéphane Séjourné, secrétaire général de Renaissance — ont voté des amendements pro-industrie avec le Rassemblement national. Une partie significative des députés de ces deux groupes ont joint leurs voix à l’extrême droite pour défendre les profits des actionnaires plutôt que les droits des victimes.
Nous avons passé une étape fondamentale, mais nous ne sommes pas au bout du chemin
Les lobbies industriels ont-ils réussi à amoindrir certains points du texte ?
Avant ce vote, ils avaient en effet supprimé plusieurs propositions importantes, qui auraient permis de faciliter un accès effectif à la justice, telles que le renversement de la charge de la preuve. Cette mesure aurait pu remédier au déséquilibre du rapport de force entre les multinationales et les communautés ou travailleurs affectés. Par exemple, si un paysan ougandais exproprié décidait de porter plainte contre Total et son projet EACOP, l’entreprise aurait eu à faire la démonstration qu’elle n’a pas violé les droits humains. Alors qu’aujourd’hui, c’est à la victime de rassembler des preuves et de supporter le poids de la procédure.
Le texte est également affaibli concernant le secteur financier et la responsabilité civile des entreprises. Ce n’est pas idéal, mais le texte obtenu est beaucoup plus ambitieux que sa mouture initiale qui avait été présentée par la Commission le 23 février 2022 et la position ensuite adoptée par le Conseil de l’Union européenne.
Le texte sera-t-il immédiatement appliqué ?
Non. Nous avons passé une étape fondamentale, mais nous ne sommes pas au bout du cheminement démocratique. S’ouvre désormais la dernière phase, capitale, du processus législatif avec des négociations plus resserrées entre les trois institutions européennes (le Conseil, le Parlement et la Commission - ce qu’on appelle le « trilogue ») qui seront déterminantes et devraient aboutir à l’adoption de la directive en fin d’année. Les États auront ensuite deux ans pour la transposer dans le droit national.
Ces négociations s’annoncent compliquées. Face à ces alliances devenues quotidiennes entre la droite et l’extrême droite, et avec les lobbies de l’industrie, le combat continue pour que ce trilogue ne vide pas le texte de sa substance. D’ici là, le gouvernement français doit choisir son camp : continuer à saborder le texte en coulisses en défendant des exemptions pour le secteur financier comme il l’a fait jusqu’à présent ou respecter les discours d’Emmanuel Macron sur la fin de l’impunité des multinationales. Charge à lui de prendre acte de notre victoire au Parlement européen.