Nature : peut-on réparer ce que l’on a détruit ?

- © Étienne Gendrin/Reporterre
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Face au déclin de la biodiversité, certains ont pris les choses en main : ils restaurent des espaces dégradés. Cette discipline, qui permet de « renaturer » des zones, soulève cependant nombre de questions. Peut-on réparer sans remodeler à son image ? Le réensauvagement, en laissant faire la nature, n’est-il pas une meilleure solution ?
[3/4 Réparer la nature, l’autre urgence écologique] - Alors que le vivant s’effondre, la restauration écologique apparaît comme le seul rempart capable de « renaturer » à long terme les espaces dégradés. Des projets à Sarcelles, à Marseille ou sur le Rhône, ont déjà permis à la diversité de la vie de reprendre ses droits. Mais peut-on vraiment réparer ce qu’on a détruit ? Et comment aller plus vite ? Enquête en quatre parties.
• Volet 1 — Réparer fleuves, forêts et prairies pour retrouver la biodiversité
• Volet 2 — À Marseille, une nurserie de poissons pour repeupler les récifs
En 1840, le jeune architecte Viollet-le-Duc se vit confier une mission inédite : refaire l’église de Vézelay (Yonne), en fort piteux état. Voûtes crevassées, murs lézardés, tour effondrée. Pendant vingt ans, Viollet-le-Duc reconstruisit une grande partie de l’édifice, démontrant qu’il était possible de recréer le passé quasiment à l’identique. Un an après la fin de ce chantier monumental, le Second Empire créa un nouveau service de restauration... à destination de la nature. Il s’agissait de contrer les glissements de terrain et les inondations toujours plus fréquentes en montagne, causés par un siècle de déboisement massif. Avec une solution : replanter, partout, à grand renfort d’espèces exotiques et de monocultures.
« C’est considéré comme l’acte fondateur de la restauration écologique, même s’il ne s’agissait pas d’une restauration à proprement parler, puisqu’on ne visait pas à recréer l’ensemble de l’écosystème, mais juste à lutter contre l’érosion », dit la chercheuse Alma Heckenroth. Mais une idée avait alors germé : les êtres humains pouvaient réparer ce qu’ils avaient détruit. En France, il faudra cependant attendre les années 1970 pour voir se développer des opérations d’envergure.
« Les politiques de conservation menées jusqu’alors — création de zones protégées et de listes d’espèces à préserver — ne suffisaient manifestement pas à enrayer le déclin de la biodiversité », explique Thierry Dutoit, directeur de recherche au CNRS. D’où l’idée d’augmenter et de régénérer les habitats. « Avec la restauration écologique, on cherche à assister le rétablissement d’un écosystème qui a été dégradé, endommagé ou détruit, dans son intégralité », poursuit-il. Peu à peu, l’écologie de la restauration a émergé comme discipline scientifique, des entreprises se sont spécialisées, et les chantiers multipliés.

Par « responsabilité » ou « arrogance » ?
À coups de pelleteuses, on a supprimé des digues le long des côtes et des barrages sur les rivières, dépollué des friches industrielles, ensemencé d’anciennes prairies, créé des récifs côtiers en béton. Avec des ratés — comme les quelque 20 000 pneus immergés dans la baie d’Antibes dans l’espoir de recréer des habitats pour les poissons — et quelques aberrations : des terres issues de parcelles agricoles ont par exemple été importées pour remplacer des sols dégradés. « Certaines pratiques peuvent avoir des impacts sur les milieux, observe Delphine Jung, du centre de ressources sur le génie écologique, de l’Office français de la biodiversité (OFB). L’usage de matériaux plastiques (bâches, géotextiles), en tant que paillage au pied de plantations pour empêcher certaines plantes de pousser, est encore régulier dans les projets. »
Dans son dernier livre, Des poissons dans le désert (éd. Buchet-Chastel), à paraître en français en janvier 2022, la journaliste étasunienne Elizabeth Kolbert pointe le paradoxe : « La Nature ne pourra survivre qu’en cessant d’être naturelle. » Qu’il s’agisse de chercheurs à Hawaï qui mettent au point une espèce de corail capable de résister à l’acidification des océans, ou des ingénieurs qui ont électrifié la rivière Chicago pour empêcher la vorace carpe asiatique de remonter jusqu’aux Grands Lacs, elle dresse un constat : désormais, le seul moyen de garder une planète viable est de se substituer à la nature et de prendre les choses en main.
« Jusqu’où va-t-on dans cette posture de jardinier ? »
Une évolution qui interroge la philosophe Virginie Maris : « On est dans un monde qu’on a tellement endommagé qu’on a une certaine responsabilité à réparer cela, dit-elle. Mais jusqu’où va-t-on dans cette posture de jardinier ? » Pour elle, « la restauration peut être considérée comme une forme d’arrogance », celle de croire que nous pouvons recréer la nature. Un nouvel hubris [1], d’autant plus dangereux qu’« il donnerait une sorte de licence à détruire, puisqu’on serait en mesure de refaire la nature, voire de la refaire meilleure qu’elle n’aurait été elle-même ».
À l’inverse, la restauration peut également être vue comme « une attitude bienveillante, pleine de sollicitude à l’égard du vivant » : « Il y a quelque chose de l’ordre du soin, du “care” [prendre soin] », observe-t-elle. Pour la philosophe, il est ainsi essentiel de ne pas se cantonner à une approche purement technique de la restauration. L’éthique et la politique doivent aussi avoir leur mot à dire. Et leurs limites à poser.

« On ne peut pas recréer le passé à l’identique »
Car aujourd’hui, techniquement, on sait (presque) tout refaire. Même le sol : « On pratique la terragénèse, qui permet de reconstituer un substrat à partir de matériaux de déconstruction — gravier par exemple — de matière organique, de bactéries et de champignons », explique Estelle Hedri, salariée de l’entreprise Valorhiz, spécialisée en génie pédologique, avant de nuancer : « Après, c’est comme en chirurgie, on sait faire des cœurs artificiels qui feront parfaitement le job... mais qui ne seront jamais comme un vrai cœur. »
Ainsi, depuis quelques années, « on s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas restaurer à la manière d’une carte postale ancienne, explique Thierry Dutoit. Du fait des changements globaux, climatiques et socio-économiques, on ne peut pas recréer le passé à l’identique. » « Certains écosystèmes se “rétablissent” mieux que d’autres, notamment les marais ou les prairies, constate aussi le chercheur Sébastien Gallet, qui suit des opérations menées sur le littoral breton. En revanche, sur les milieux de falaise, quand il n’y a plus que de la roche, sans sol, on ne peut plus restaurer. » Impossible également de dépolluer à 100 % des sites très contaminés. « On ne refera jamais de forêt ancienne ou de tourbière, qui mettent des milliers d’années à devenir ce qu’elles sont, illustre encore la philosophe Virginie Maris. Il y a une historicité et une complexité des écosystèmes, qu’on est incapable de reproduire. »
« Il y aura toujours une dette de réparation. »
En 2012, des chercheurs espagnols et américains ont publié une analyse très remarquée sur plus de 620 sites de restauration écologique entreprise en zones humides, en milieu tempéré et boréal : même après cent ans, ces opérations ont permis, en moyenne, de récupérer entre 65 et 70 % de la biodiversité autochtone et de diverses fonctions hydrologiques et écologiques (filtration de l’eau, stockage du carbone) par rapport à un écosystème de référence approprié non dégradé.
« On peut y voir le verre à moitié vide ou à moitié plein, commente James Aronson, ancien chercheur au CNRS. Il est sans doute illusoire de vouloir remonter dans le temps, mais on peut partiellement réparer le fonctionnement des écosystèmes transformés et dégradés par les générations antérieures et le savoir-faire avance dans ce domaine. Ceci dit, le maintien en bon état des écosystèmes encore non dégradés — seulement 25 % hélas — est incontournable, car même avec les meilleurs outils disponibles aujourd’hui il y aura toujours une dette de réparation, quoi que l’on fasse. »

Réhabilitation plutôt que renaturation
« Dans la plupart des situations, on arrive à faire mieux que l’état dégradé, sans pouvoir vraiment restaurer, précise M. Dutoit. On s’est donc posé la question : pourquoi mener des opérations coûteuses, peu efficaces et parfois polluantes, quand elles exigent de recourir à du génie civil ? » Beaucoup de projets se chiffrent en effet à plusieurs centaines de milliers d’euros, voire davantage : la restauration de 60 hectares de marais — exploités pendant trente-cinq ans en maïsiculture — à Chindrieux (Savoie) a coûté près de 1,5 million d’euros. Soit 25 000 euros l’hectare. D’après France Stratégie, la renaturation d’un sol artificialisé — après dépollution, désimperméabilisation et construction d’un nouveau sol — coûte de 95 à 390 euros le mètre carré. Alors que faire ? « À présent, plutôt que de chercher à tout refaire, on se concentre sur le rétablissement de certaines fonctions, dit M. Dutoit. On restaure la capacité d’une prairie à retenir l’eau, ou la capacité d’un sol à stocker du carbone... C’est ce qu’on appelle de la réhabilitation. »
Cette approche s’est aujourd’hui largement répandue. On reméandre une rivière afin de limiter les risques d’inondation, on végétalise une ancienne friche pour créer un puits de carbone, on supprime les digues pour mieux s’adapter à la montée des eaux... bref, on régénère les écosystèmes, en les adaptant à nos besoins. « Selon l’usage envisagé pour un sol, on sera plus intéressé par des fonctions liées à sa fertilité, sa capacité à stocker l’eau ou bien à dégrader des polluants », dit Jennifer Hellal, chercheuse en microbiologie de l’environnement, qui travaille sur ce sujet pour le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières).
« On n’est pas là pour restaurer des milieux comme ils étaient avant que l’homme n’intervienne, confirme Laurent Roy, directeur de l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse. Le but est de restaurer des fonctions écologiques des cours d’eau : servir d’habitat, de sites de reproduction ou de nourrissage pour les espèces aquatiques. » Cette démarche, moins ambitieuse qu’une restauration intégrale, semble obtenir des résultats : « Sur une rivière de l’Ain, dix ans après intervention, on a vu une augmentation de 60 % de la densité de poissons, se réjouit M. Roy. Sur l’Aude, en redonnant de la place au cours d’eau, on a de très bons résultats en matière de diminution des inondations. »

La réhabilitation est-elle pour autant la panacée ? Guillaume Lemoine est écologue et s’occupe, au sein de l’établissement public foncier du Nord-Pas-de-Calais, d’anciens sites industriels ou miniers. « J’ai eu la chance de travailler sur le Tchernobyl de la production métallique française, entre l’ancienne usine de Metaleurop et celle d’Auby, raconte-t-il. C’est le site le plus pollué en métaux lourds de France, et cette pollution a éliminé toute végétation préexistante. » Sauf que la nature a horreur du vide : sur les terres gorgées de plomb et de cadmium, une multitude de petites plantes se sont développées, adaptées aux sols riches en métaux. C’est ce qu’on appelle des « pelouses calaminaires », si exceptionnelles sous nos latitudes qu’elles sont considérées par l’Union européenne comme un habitat à protéger. Résultat, à Auby, plutôt que de dépenser des millions d’euros pour dépolluer le site, on laisse la nature faire... tout en interdisant la cueillette ou l’agriculture, afin d’empêcher la contamination humaine. « Dans certains cas, la pollution crée des refuges de biodiversité, qu’il vaut mieux protéger que chercher à réhabiliter », conclut M. Lemoine, qui mène des projets similaires sur les terrils miniers ou sur des friches industrielles.
Laisser faire ou faire avec la nature ?
Laisser faire la nature, c’est également le credo de Gilbert et Béatrice Kremer-Cochet. Le couple de naturalistes a écrit plusieurs ouvrages promouvant le réensauvagement, qui consiste à « protéger un endroit pour lui permettre de retrouver toutes ses fonctions », explique Béatrice : « La nature a une capacité d’autoréparation, elle se débrouille très bien toute seule, pourvu qu’on la laisse tranquille. » Attention cependant, le réensauvagement — ou libre évolution — requiert généralement un coup de pouce initial : « Il faut souvent réintroduire certaines espèces essentielles au bon fonctionnement d’un écosystème, comme les castors sur les rivières, les herbivores (bouquetins, bisons) ou les grands prédateurs tels le loup, prévient Gilbert Cochet. C’est nous qui avons fait disparaître ces animaux, c’est donc à nous de les réintroduire, pour réparer notre erreur. »
« Le vivant est complexe, à nous de faire preuve d’adaptation ! »
Le réensauvagement n’en est, en France, qu’à ses balbutiements — il concernerait moins de 1 % du territoire, correspondant au cœur des parcs nationaux — mais suscite déjà de nombreux débats (nous y reviendrons dans la dernière partie de cette enquête). Dans un article de Lundi matin, la chercheuse Benedikte Zitouni rapporte ainsi l’histoire dramatique des chevaux sauvages d’Oostvaardersplassen, aux Pays-Bas, réintroduits dans une réserve en libre évolution, et qui sont peu à peu morts de faim, sous l’œil désespéré de certains riverains. Ces derniers « revendiquaient le droit de s’ingérer dans les affaires de la réserve, de nourrir ces animaux voire même de les libérer de l’expérimentation folle et mégalomane qu’étaient selon eux elles le réensauvagement, écrit-elle. À l’opposé, l’initiateur et les gestionnaires d’Oostvaardersplassen revendiquaient le droit de laisser faire la nature et accusaient les riverain es de sentimentalisme hypocrite et déplacé ».
Faut-il donc laisser faire ou faire avec la nature ? « On est dans un tel état de dégradation des milieux naturels, d’effondrement de la biodiversité, de mortification du monde naturel, que toutes les actions qui permettent de remettre de la dynamique évolutive, de la diversité, de la complexité, sont des actions favorables », estime Virginie Maris, qui prône une « multiplicité des stratégies » : « Sur certains peuplements forestiers, la libre évolution est appropriée, surtout qu’elle ne coûte presque rien. Par contre, un cours d’eau nécessite des coups de pouce beaucoup plus actifs pour redevenir vivant. » Un avis que partage Thierry Dutoit : « Il est important de ne pas avoir un modèle unique, que l’on applique à toutes les situations. Le vivant est complexe, en perpétuel changement, à nous de faire preuve d’adaptation ! »