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EnquêteNature

Réparer fleuves, forêts et prairies pour retrouver la biodiversité

Restaurer les écosystèmes dégradés est l’un des défis pour l’avenir, selon l’ONU. Des projets ambitieux, tant humainement que financièrement, mais nécessaires pour rendre à la nature son territoire. La preuve à Sarcelles, Marseille et sur le Rhône.

[1/4 Réparer la nature, l’autre urgence écologique] - Alors que le vivant s’effondre, la restauration écologique apparaît comme le seul rempart capable de « renaturer » à long terme les espaces dégradés. Des projets à Sarcelles, à Marseille ou sur le Rhône, ont déjà permis à la diversité de la vie de reprendre ses droits. Mais peut-on vraiment réparer ce qu’on a détruit ? Et comment aller plus vite ? Enquête en quatre parties.


Face à l’effondrement du vivant, protéger des espèces et créer des réserves ne suffit plus. Il faut aussi reconstituer les milieux, largement détruits. À l’échelle mondiale, les trois quarts des écosystèmes terrestres sont ainsi dégradés — et moins de 3 % seraient « écologiquement intacts ». En France, seuls 20 % des habitats naturels sont dans un état de conservation jugé « favorable ». Prairies et pâturages figurent parmi les plus menacés, tandis que moins de 10 % des milieux humides ou aquatiques sont dans un bon état. Partout, on s’attelle donc à remédier aux dégâts : c’est ce qu’on appelle la restauration écologique. Elle peut prendre de multiples formes — réintroduction d’espèces, dépollution, végétalisation — et nécessite généralement une bonne dose d’intervention humaine et de moyens.

Signe de l’importance du sujet, l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) a proclamé la « Décennie des Nations unies pour la restauration des écosystèmes » - de 2021 à 2030 - comme « un appel lancé à tous les pays du monde à s’unir pour protéger et restaurer les écosystèmes dans l’intérêt de la nature et des êtres humains ». Objectif : pousser les pays à réparer 1 milliard d’hectares de terres, soit une superficie supérieure à celle de la Chine. Dans ce cadre, la France s’est engagée à réhabiliter des millions d’hectares. « Un défi immense », selon James Aronson, ancien chercheur au CNRS, mais enthousiasmant : « La restauration des écosystèmes dégradés représente un des meilleurs investissements que nous puissions faire aujourd’hui, pour le futur de notre espèce et de toutes les autres espèces avec lesquelles nous partageons la planète. » Selon les Nations unies, rétablir ainsi 15 % des milieux terrestres — tout en arrêtant l’artificialisation de nouveaux espaces — pourrait éviter jusqu’à 60 % des extinctions d’espèces animales ou végétales attendues. Combiner préservation des espaces encore intacts et mesures de restauration contribuerait aussi, à hauteur de 30 %, aux efforts attendus d’ici à 2030 en matière d’atténuation du changement climatique.

Dans l’Hexagone, la plupart des opérations menées actuellement visent des cours d’eau — car les financements sont plus faciles à obtenir — même si des programmes concernent tous les milieux : marais, forêts, montagnes, prairies ou fonds marins. Reporterre est allé à la rencontre de celles et de ceux qui réparent la nature.

  • Libérer le Rhône, un pari ambitieux

Depuis l’autoroute A7, il faut traverser un large canal, qui amène l’eau du Rhône vers l’imposant barrage de Donzère-Mondragon. Après avoir longé la centrale nucléaire de Pierrelatte, un pont enjambe à nouveau le fleuve. Quelques kilomètres plus loin, on quitte la départementale qui serpente jusqu’aux immenses cimenteries Lafarge, au Teil. La route devient chemin, qui débouche finalement sur une petite rivière calme, bordée de roseaux. Autour, saules blancs, peupliers et acacias forment une tonnelle chatoyante, aux couleurs vives de l’automne. Ici, c’est toujours le Rhône. Ou plutôt, un des innombrables bras du grand fleuve, que les habitants nomment lône. « Il y a quelques années, ce lieu était un bois touffu parsemé de champs, il n’y avait plus de cours d’eau », décrit Christophe Moiroud. Au sein de la Compagnie nationale du Rhône (CNR), cet ingénieur écologue œuvre à la plus grande opération de restauration d’un fleuve jamais menée dans le monde.

Christophe Moiroud, de la Compagnie nationale du Rhône (CNR). © David Richard/Reporterre

Car le Rhône n’a pas toujours été cette rivière canalisée et industrialisée que l’on connaît. « À l’origine, il s’agissait d’un fleuve “tressé”, avec un lit principal, et entre 250 et 300 bras secondaires, explique M. Moiroud. La plaine alluviale s’étendait sur plus de 2 km de large, avec des îles, des forêts de saules et des terres agricoles. » Un fleuve sauvage que les humains se sont acharnés à maîtriser. À la fin du XIXe siècle, sous la houlette de l’ingénieur Girardon, le Rhône fut resserré et « corseté » afin de faciliter la navigation. « Toutes les lônes ont alors été bouchées, raconte M. Moiroud. On est passés d’un fleuve Shiva à un fleuve manchot. » Puis au XXe siècle, dix-huit barrages hydroélectriques ont été érigés, achevant l’artificialisation de la rivière.

« Dès que les habitats sont là, la biodiversité revient toute seule, et très vite. »

Depuis, la crise écologique est passée par là. Il s’agit à présent de « retrouver un fleuve vif et courant », de faire revenir poissons, libellules et castors, et de laisser de la place au cours d’eau pour limiter les inondations. Sur les 700 km de bras secondaires que comptait le Rhône, plus de 120 km — soit 77 lônes — ont été restaurés depuis 1999. Comme celle où nous nous trouvons, « la lône de la Grange écrasée », remise en eau en 2018. « Concrètement, il s’agit de retirer les enrochements, de creuser le lit de 1 à 2 mètres de profondeur, et de reconnecter le bras au Rhône », détaille M. Moiroud. Et c’est tout. Pas de reboisement ni de réintroduction : « Dès que les habitats sont là, la biodiversité revient toute seule, et très vite », se réjouit l’écologue, qui ne tarit pas d’anecdotes sur ses rencontres naturalistes avec le martin-pêcheur, le castor ou même la furtive loutre.

Une lône rouverte par la Compagnie nationale du Rhône. © David Richard/Reporterre

Apparemment simple, l’opération nécessite cependant de lourds travaux. Pour s’en rendre compte, M. Moiroud nous emmène à une quarantaine de kilomètres au nord, à Baix. Changement d’ambiance : ici, point de gazouillis ni de glouglous. Camions, pelleteuses et tombereaux de chantier circulent dans un ballet vrombissant. Lentement, les roues ou les chenilles dans la vase, ils extraient limon et gravier du lit asséché de l’ancienne lône. Afin de rouvrir ce bras de 1,8 km, près de 80 000 m³ — l’équivalent de 8 000 camions — de matières à extraires. Autant de sédiments qui sont ensuite « remis au fleuve », afin notamment de lutter contre l’érosion du littoral camarguais.

Opération de terrassement pour la réouverture d’un ancien bras du Rhône (une lône) et tri des matériaux pour les réinjecter dans le Rhône à différents endroits. © David Richard/Reporterre

Le chantier émettra plus de 700 tonnes de CO2. Paradoxalement, la restauration écologique peut ainsi engendrer des pollutions. Et générer des coûts importants : environ 400 000 euros par kilomètre réhabilité, financés par la CNR et l’Agence de l’eau. « Il faut près de cinq ans pour rouvrir une lône, et une dizaine de personnes à temps plein », explique M. Moiroud. Parmi ces intervenants, des sociologues travaillent avec les riverains du Rhône, en vue de rendre la restauration plus participative. « Les zones où nous intervenons sont utilisées par des agriculteurs, des pêcheurs, des chasseurs, des randonneurs », énumère l’ingénieur écologue. Leur territoire se trouve transfiguré par la recréation des lônes : des îles émergent où l’on ne peut ni chasser ni cultiver, de nouveaux sites de pêche et de canoë apparaissent, les chemins voient leur tracé modifié... « Sans concertation, on va droit vers des conflits d’usage, estime M. Moiroud. Mais si c’est fait de manière participative, on peut susciter de nouveaux liens, une nouvelle connexion avec le fleuve. »

Le Rhône (à d.) et une lône (à g.) rouverte par la Compagnie nationale du Rhône (CNR). © David Richard/Reporterre
  • Quand le Petit Rosne reprend vie à Sarcelles

De la gare au centre-ville de Sarcelles (Val-d’Oise), immeubles et commerces se succèdent dans un ruban de béton ininterrompu. La ville a étendu son emprise, jusqu’à recouvrir entièrement la rivière du coin, le Petit Rosne. « Pendant plus de quarante ans, les habitants ont oublié qu’ils vivaient sur un cours d’eau », raconte Éric Chanal, du Syndicat intercommunal pour l’aménagement hydraulique des vallées du Croult et du Petit Rosne (Siah). Jusqu’aux inondations de 1992 : « La rivière est sortie de son canal souterrain, il y a eu 1,5 mètre d’eau dans le centre, pendant trois semaines, poursuit-il. Beaucoup de personnes ont été traumatisées. » Peu à peu, une solution se fit jour : rouvrir le Petit Rosne.

« Une rivière canalisée, dans un environnement bétonné, risque fort, quand elle est en crue, de causer de sérieuses inondations », rappelle M. Chanal. À l’inverse, une rivière naturelle, avec des méandres, des berges végétalisées, débordera moins brutalement, et retournera bien plus vite dans son lit. Après plusieurs étapes, la décision fut prise de restaurer 150 mètres du Petit Rosne, en plein cœur de ville. Le premier coup de pioche a été donné au printemps 2014. Il a fallu creuser un nouveau lit pour la rivière, plus sinueux, puis le garnir de sable, graviers, et galets pour « recréer une diversité d’habitats possibles » pour toute la faune aquatique. Les berges ont ensuite été ensemencées de joncs, typhas et autres plantes aquatiques. Une fois cet écrin créé, il ne restait plus qu’à casser la dalle de béton enserrant le Petit Rosne, et connecter la rivière à son nouveau nid. Financée par la région, l’Agence de l’eau et le département, l’opération a coûté près de 1 million d’euros, soit plus de 6 000 euros par mètre de rivière renaturée.

Le Petit Rosne, à Sarcelles. © Syndicat intercommunal pour l’aménagement hydraulique des vallées du Croult et du Petit Rosne

Aujourd’hui, un courant d’eau claire s’écoule entre les saules et les roseaux. Les orties ont envahi les berges, les canards ont colonisé les lieux. « Lors de notre premier inventaire, en 2017, nous avons trouvé des libellules, des chauves-souris ou des épinoches, alors qu’on partait de zéro », se réjouit M. Chanal. Sans réintroduire aucune espèce, la faune sauvage a ainsi repris ses droits dans le centre-ville de Sarcelles. Quant au risque d’inondation, il paraît bien mieux maîtrisé : « Lors des grosses pluies du printemps 2020, la rivière est sortie de son lit, mais elle y est vite revenue, sans causer de dommages », explique M. Chanal.

Le Petit Rosne, à Sarcelles. © Syndicat intercommunal pour l’aménagement hydraulique des vallées du Croult et du Petit Rosne

Outre la préservation de la biodiversité et la gestion des crues, ce type d’opération vise aussi, et surtout, à améliorer le cadre de vie des habitants. Familles, retraités et jeunes lycéens ont eu vite fait d’occuper ce nouveau poumon urbain. Non sans embûches. Car remettre de la nature en ville n’a rien d’un long fleuve tranquille. Au fil de la promenade aménagée en parallèle du Petit Rosne, Éric Chanal pointe les déchets laissés çà et là. « Il y a ceux qui laissent leur chien courir dans le lit de la rivière, ceux — ils sont peu nombreux — qui chassent les canards, énumère-t-il. On ne sait jamais comment les gens vont s’approprier un nouvel espace. » Au creux d’un méandre, une petite passerelle a été installée, régulièrement squattée par des petits groupes « plus ou moins alcoolisés », selon M. Chanal : « Résultat, plusieurs habitants nous ont expliqué qu’ils ne passaient plus par ici. » Malgré tout, l’opération semble faire tache d’huile. Le Siah mène une dizaine de projets de renaturation sur les trente-cinq communes qu’il couvre, dans le nord de l’Île-de-France.

  • À Marseille, on repeuple des récifs dévastés

45 % des petits fonds côtiers sont menacés par les activités humaines. Face à ce déclin inexorable, l’entreprise Écocean s’est mise en tête de recréer de la biodiversité. À Marseille, elle élève poissons et coraux qui iront ensuite repeupler les récifs dévastés. Notre reportage dans le grand port de la cité phocéenne, au milieu des aquariums et des laboratoires, est à lire ici :

Lire aussi : À Marseille, une nurserie de poissons pour repeupler les récifs


Reporterre sur France Inter : La restauration de la nature : espoir ou mirage ?

Tous les mois, Reporterre est partenaire de La Terre au carré, l’émission d’environnement de France Inter. Mardi 26 octobre, Lorène Lavocat a participé à l’émission sur la restauration de la nature.

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