Notre-Dame-des-Landes : sous Macron, une victoire et des déchirements

Geneviève, militante historique de Notre-Dame-des-Landes, lors de l'anniversaire de l’abandon du projet d’aéroport en 2020. - © Yves Monteil / Reporterre
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Luttes Présidentielle — Tour des luttes Notre-Dame-des-LandesDepuis près de dix ans, des zadistes expérimentent les joies et les heurts de la vie collective à Notre-Dame-des-Landes. Si le combat contre l’aéroport appartient au passé, la Zad se veut toujours un « carrefour de luttes du monde entier ».
Notre « tour des luttes » — Sous la présidence d’Emmanuel Macron, de nombreuses résistances ont émergé contre des mesures et des projets antiécologistes. À la fin de son mandat, où en sont ces combats emblématiques contre le bétonnage, le nucléaire, le consumérisme ou les inégalités ? Quel bilan du quinquennat dressent les activistes ? Qu’attendent-ils des échéances électorales à venir ? À l’approche de l’élection présidentielle, Reporterre est allé rencontrer celles et ceux qui résistent.
Notre-Dame-des-Landes (reportage)
Le bocage de Notre-Dame-des-Landes s’est endormi. Voilée par de fins nuages, la lune éclaire le ciel obscur. Les silhouettes des arbres dansent au rythme du vent. Au loin, la lumière chaude d’une bâtisse se dessine. Assis autour d’une imposante table en bois, Daniel* [1] et Paul* savourent un bol de soupe. « La Zad alimente de nombreux fantasmes, s’amuse l’un d’eux. L’autre jour, quelqu’un m’a demandé si nous n’avions pas trop froid ou trop faim. D’autres pensent même qu’on a complètement banni l’argent de nos vies, qu’on ne fait plus de courses au supermarché. »
Paul s’est installé ici en 2012, au lendemain de l’échec de l’opération César. Deux mois durant, les forces de l’ordre avaient tenté de déloger les zadistes, en vain. Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre, avait fini par reculer. « À partir de là, chaque gouvernement a passé la patate chaude au suivant, se souvient-il. Tous les éléphants du Parti socialiste et des Républicains s’étaient fortement engagés en faveur de l’aéroport, poursuit Daniel. Ils ne pouvaient pas s’humilier en abandonnant le projet, mais n’osaient pas non plus prendre le risque d’une nouvelle opération. »

Le 7 mai 2017, est arrivé à la tête de l’Élysée un jeune président n’ayant jamais pris position sur le sujet. Emmanuel Macron a alors vu l’opportunité de clore un épineux dossier. Depuis six ans, les zadistes occupaient une enclave de 1 600 hectares, désertée par les forces de l’ordre et sur laquelle l’État n’avait aucune emprise. Huit mois après l’élection, le 17 janvier 2018, Édouard Philippe annonçait sur TF1 l’abandon définitif du projet d’aéroport. Secrètement, le gouvernement espérait ainsi fragiliser la Zad, mais ce jour-là, l’ambiance était à la fête à Notre-Dame-des-Landes.
« C’est là que l’éclatement du mouvement a commencé »
Au petit matin, un chat entrouvre la porte et vient se blottir sur l’un des lits du dortoir. La rosée matinale a recouvert les champs d’un tapis de gouttelettes, qui scintillent sous les premières lueurs du jour. Sur le chemin menant à la Rolandière, deux vaches meuglent en chœur. « Bienvenue au phare le plus illégal de l’Histoire », s’écrie John Jordan, au fort accent anglais. Tout de noir vêtu, il a déposé sur ses ongles un verni bleu pailleté. Une pointe de mascara orne son regard malicieux. Sous la manche de sa veste, se dévoile un tatouage d’hippocampe. Quatre ans plus tôt, aidé par des dizaines d’habitants, cet artiste-activiste a érigé un phare à l’emplacement initialement prévu pour accueillir la tour de contrôle du futur aéroport. Il est devenu un symbole de victoire, le jour de l’abandon du projet, comme le raconte « JJ » : « Dès l’annonce, nous avons grimpé tout en haut pour faire péter le champagne et accrocher une banderole. » Dessus, deux mots simples qui provoqueront l’ire d’Emmanuel Macron : « Et toq ! »

Cette fête a connu pourtant des sombres lendemains. Loïc attrape une chaise, son tabac et commence à rouler une clope. Son pantalon est parsemé de sciure de bois. Avec deux camarades, il consolide la charpente de la Pistache. Le 18 janvier 2018, une assemblée générale extraordinaire s’était tenue sous ce même hangar. « C’est là que l’éclatement du mouvement a commencé », déplore-t-il. La veille, Édouard Philippe avait posé un ultimatum sous peine d’une intervention policière immédiate : le dégagement de la départementale D281, dite « la route des chicanes », constellée de petites barricades. Cette condition a finalement été acceptée, en dépit du désaccord d’irréductibles squatteurs refusant toute négociation avec l’État. « Sans ennemi commun, toutes les contradictions et dissensions du groupe se sont exacerbées », résume Loïc.
Quelques mois plus tard, dans la nuit du 8 au 9 avril 2018, un véhicule blindé, plusieurs dizaines de fourgons et 2 500 gendarmes marchaient sur la Zad. Au quatrième jour d’affrontements, la préfecture annonçait la suspension de l’opération et proposait aux squatteurs une offre de régularisation, via des fiches individuelles et déclaratives d’installation agricole. Utilisées de manière détournée, elles servirent finalement de couverture pour protéger quelques lieux de vie et zones collectives. « Moi, je faisais partie de ceux prêts à négocier avec l’État pour rester, poursuit Loïc. J’ai toute ma vie ici, je n’avais nulle part d’autre où aller. » Cachés dans la gouttière, des passereaux chantent. « La préfecture a créé la figure du bon et du mauvais zadiste et beaucoup d’entre nous sont tombés dans le piège. La plupart de ceux complètement fermés au dialogue sont partis ou se sont fait expulser. Il reste quelques îlots indépendants avec qui ça a été très conflictuel un temps, mais maintenant, on essaie de vivre en bon voisinage. » Déçu par cette incapacité à porter des choix communs, Loïc dit ne plus être aujourd’hui l’utopiste qu’il était autrefois.

Au bout d’un chemin en terre, apparaît une cabane faite de bric et de broc. De belles poutres en bois retiennent l’équilibre précaire de la structure. Sur le toit, trônent une roue de vélo et un panneau de signalisation. À l’entrée de la demeure, un chien monte la garde. En 2018, Lola* et son ami, qui vivent ici depuis de quelques années, ont échappé aux expulsions. La raison ? Leur habitation se situe sur le terrain d’un des projets déclarés. Une chance teintée par le goût amer de l’illégitimité, aux yeux de la jeune fille : « Tous nos voisins, qui occupaient des cabanes dans la forêt, se sont fait dégager comme des malpropres. Et nous, nous étions là, protégés par un document en préfecture, murmure-t-elle, les mains dans la terre. À ce moment-là, tu te sens vraiment hypocrite. » Depuis, ses contacts avec le reste de la Zad se sont faits plus rares. Comme Loïc, elle regrette l’ambiance des premières années. Ces cicatrices mettront sûrement de nombreuses années à s’estomper.
« On dessine nos coutumes autonomes, en rupture avec le capitalisme »
Près de quatre années se sont écoulées depuis ces affrontements violents avec les forces de l’ordre. La menace des expulsions s’est envolée et la vie a repris son cours. Propriétaire d’une grande partie des terres, le Conseil départemental de Loire-Atlantique a fini par reconnaître la présence des zadistes, en leur accordant des baux de fermage renouvelables de neuf ans. La fin de cette bataille administrative offre un horizon plus clair aux deux cents habitants. « Nous avons repris du souffle et continuons de construire nos modes de vie, explique Daniel. Une assemblée des usages se réunit chaque mois pour discuter des orientations à prendre. Ensemble, on dessine nos coutumes autonomes, en rupture avec le capitalisme. » Les occupants du bocage s’appuient notamment sur l’agriculture paysanne, vivrière et collective, qui leur offre une source d’alimentation partielle. La signature d’une convention avec l’Office national des forêts et le département octroie par ailleurs au collectif Abrakadabois la gestion de la forêt de Rohanne, dans laquelle ils prélèvent les arbres nécessaires aux constructions.

Toutefois, les activités de la Zad ne peuvent se résumer ainsi. Des projets culturels, pédagogiques ou encore d’artisanat germent dans chaque lieu de vie. À la Rolandière, John Jordan évoque par exemple l’importance des rites et moments de sens dans une collectivité. « Beaucoup de gens ont gardé des traumatismes. Vivre en sachant qu’un bon matin des gendarmes peuvent détruire le lieu que tu chéris, que tu as bâti… c’est une angoisse qui marque à vie ! » La Zad a alors développé des rituels « pour prendre les uns des autres » : « On célèbre les saisons, on fête l’anniversaire de l’abandon de l’aéroport, on fait des baptêmes païens, animistes… »
De l’autre côté de la « route des chicanes », dont plus aucune trace des événements passés ne subsiste, Jean-Marie a décidé d’édifier l’école dite des Tritons : « J’entends par le mot école un lieu d’émulation où l’on apprend les uns des autres, où il n’y a ni élèves ni professeurs, où les enfants côtoient les plus anciens », précise-t-il aussitôt. La construction même du bâtiment, dont il n’existe pour l’heure que la charpente, fait partie de l’apprentissage. « À mon arrivée ici, je ne savais pas tenir un marteau, se souvient le botaniste. Aujourd’hui, je fais du bûcheronnage, de l’agriculture et je construis des cabanes. »

Si le combat principal contre l’aéroport appartient au passé, la Zad s’attache aujourd’hui à rester une terre de lutte. Appelée l’Ambazada, une cabane faite de bois, de paille et de terre recueillie dans le bocage est dédiée à l’accueil de collectifs en lutte : « Le peuple kanak, les zapatistes du Chiapas, des Basques ou encore des collectifs féministes… Ce lieu est le carrefour de luttes du monde entier », confie Mikel, d’une voix douce. C’est ici, sous ce toit, qu’est née l’idée d’un réseau de luttes locales… qui a fini par porter le nom de « Soulèvements de la terre ».

À l’aube de l’élection présidentielle, la survie de la Zad de Notre-Dame-des-Landes n’est plus en suspens. Bon nombre d’occupants s’accordent toutefois sur leur crainte de voir arriver au pouvoir Éric Zemmour ou Marine Le Pen. « Les privations de liberté ne feraient qu’augmenter », lâche Paul, allongé sur un canapé. Perché sur une échelle, Loïc reste aussi méfiant : « On ne sait jamais ce qui peut arriver. Je vais bientôt être papa donc je compte bien profiter de la vie, mais en restant sur mes gardes. Et puis… le passé nous a prouvé que la destruction pouvait autant venir de l’extérieur que de l’intérieur. »