« Nous bloquons avec nos corps des installations fossiles » : en Allemagne, ils ont occupé un gazoduc

Lou Winters, une activiste d'Ende Gelände, assise sur les tubes du gazoduc en construction à Mukran, le 23 septembre 2023. - © Philippe Pernot / Reporterre
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Des centaines d’activistes ont occupé des tubes de gazoduc le 23 septembre sur l’île de Rügen, en mer Baltique. Le gouvernement prévoit d’y installer des terminaux gaziers, suscitant l’ire des habitants et élus.
Île de Rügen (Allemagne), reportage
Une mer d’un bleu profond, des collines verdoyantes et un air pur : l’île de Rügen est la destination préférée de milliers de vacanciers allemands en quête de dépaysement et de verdure. Un hub touristique de 65 000 habitants, relativement préservé, connu pour son hareng et ses plages de sable fin. C’est ici que le gouvernement fédéral allemand a décidé d’installer huit terminaux gaziers flottants et deux sur la terre ferme dans un plan prioritaire adopté en mai 2022.
« Cela fait un mois que le sol tremble et que je n’arrive pas à dormir la nuit à cause des vibrations et du bruit », se plaint Karola, la cinquantaine, qui habite au nord de l’île à Mukran, où les travaux pour poser les tubes du gazoduc ont déjà commencé, provoquant la colère et la détresse de nombreux riverains. Car c’est là qu’une de ces unités flottantes sera reliée via un gazoduc sous-marin de 50 kilomètres aux installations gazières de Lubmin, plus au sud.

« C’est enrageant d’être totalement ignorés par le gouvernement et de n’avoir aucune voix au chapitre », nous a-t-elle dit le 23 septembre lors d’une manifestation, en tenant une pancarte réclamant la protection des fonds marins. Presque un millier d’opposants au gaz naturel se sont rassemblés sur la place centrale de Sassnitz pour des prises de parole, avant de marcher jusqu’au port de Mukran à l’appel d’une large coalition de la société civile.
Des tubes du gazoduc occupés
À mi-parcours, des centaines d’activistes du collectif Ende Gelände, vêtus de tenues blanches, ont soudain submergé les cordons de police et envahi des installations portuaires. Un premier cortège de 200 activistes a grimpé sur des tubes du gazoduc en construction et les a occupés pendant plusieurs heures. « NO LNG » (« Non au gaz naturel liquéfié ») a été graffé sur les tubes, des banderoles écologistes et queer flottant au vent.
« Nous bloquons avec nos corps des installations fossiles, néocoloniales et destructrices », dit Lou Winters, de son nom d’emprunt. Alors qu’ils étaient nassés et que la police refusait de leur laisser parvenir de l’eau, les activistes étaient tout de même optimistes. « Nous sommes de bonne humeur, on est fiers d’avoir atteint notre objectif », sourit Lou.

Le second cortège aura eu moins de chance : parvenue aux abords du port de Mukran, une centaine d’activistes a été refoulée. Aucun militant n’a été arrêté, grâce à la médiation des observateurs parlementaires des Verts et de Die Linke (gauche). Ces derniers fustigent toutefois l’attitude de la police, malgré sa retenue. « Ils ont contrôlé notre identité plusieurs fois en menaçant de nous expulser, c’est honteux », critique Kathrin Henneberger, députée des Verts et ancienne activiste écologiste.
Si trois activistes ont dû être admis à l’hôpital après des chutes, il n’y a pas eu de violences policières notables ni de gardes à vue. Trois policiers ont été légèrement blessés en chutant, et des plaintes pour violation de domicile et dommages matériels sont en cours d’examen, a fait savoir l’Inspection de police de Stralsund.

« Nous avons envoyé un signal clair : le développement des infrastructures fossiles se heurte à de multiples résistances. Nous sommes créatifs, désobéissants, et nous sommes partout », affirme Charly Dietz, porte-parole d’Ende Gelände. « On espère que cette manifestation va raviver la flamme de la résistance sur l’île et envoyer un message fort au gouvernement », dit aussi Karola.
« Ils veulent faire de notre belle île un labo chimique »
Plusieurs centaines d’écologistes avaient déjà dressé leurs tentes plusieurs jours durant au sud de l’île, pour participer à un camp climat contre le LNG, avec ateliers et conférences autour du gaz naturel, du néocolonialisme et des formes de résistance. Le camp était organisé par une coalition anti-LNG réunissant des écologistes locaux inquiets pour les écosystèmes ou le tourisme, des chercheurs et Ende Gelände.
Car le plan gouvernemental a suscité un fort rejet sur l’île. Une pétition a recueilli 60 000 signatures, soit presque autant que tous les habitants de l’île, et de nombreux conseils communaux ont entamé des référendums citoyens — sans succès. « Ils veulent faire de notre belle île un labo chimique », a même déclaré dans un média local le maire de la ville touristique de Binz, Karsten Schneider.

« Ni les pétitions ni les manifestations ne sont entendues par le gouvernement — alors que le projet va détruire une aire sous-marine protégée [la baie de Greifswald], lieu de ponte des harengs de la mer Baltique, a dénoncé Stefanie Dobelstein, de l’initiative citoyenne Lebenswertes Rügen (“Pour une vie décente à Rügen”), lors d’une conférence de presse. Les écosystèmes de la mer Baltique sont déjà menacés par l’industrialisation, il y a des “zones de la mort” à cause de la surpêche, et maintenant l’industrie gazière détruit le fond marin. »
D’autant que le plan gouvernemental est passé en force, sans faire d’études d’impact ni de débat démocratique, critiquent les activistes.
« Le plan gouvernemental est superflu »
Pour comprendre l’enjeu, il faut revenir presque deux ans en arrière, au début de la guerre en Ukraine. La Russie coupait le robinet de gaz à l’Europe, Nordstream 2 était la cible de sabotages, et l’Allemagne paniquait à la perspective d’un long hiver sans chauffage : le gaz russe représente 40 % des importations allemandes.
Ironie du sort, c’est un ministre écologiste, Robert Habeck (vice-chancelier et ministre de l’Économie et de l’Environnement) qui a fait passer le plan d’urgence pour massivement augmenter les capacités d’importation en gaz. Un terminal gazier flottant a été amarré au large de Lubmin, mais le fond marin étant trop plat, il faut des navires-citernes pour acheminer le gaz liquéfié au port. C’est pour remédier à ce problème que le gouvernement prévoit d’installer un nouveau terminal à Mukran.

Plus d’un an après, la nécessité de construire à la hâte des terminaux gaziers pour importer toujours plus de gaz naturel liquéfié est largement remise en question. « Le plan gouvernemental est superflu, tant sur le plan énergétique que politique, a fustigé Christian von Hirschhausen, directeur de l’Institut de recherches économiques allemand (DIW), lors de la conférence de presse. La demande a baissé grâce aux économies d’énergie, les réserves de gaz sont pleines et il n’y a pas d’urgence énergétique — or, tout le plan du gouvernement repose uniquement sur cet argument. »
L’Allemagne couvre déjà ses besoins en important 80 milliards de m3 de gaz, dont la moitié de Norvège et le reste de Belgique et des Pays-Bas, explique sa collègue Franziska Holz, chercheuse à l’université technique de Berlin. A priori, le gaz ne vient donc pas remplacer les énergies renouvelables, qui constituent déjà 40 % du mix énergétique allemand, mais bien le charbon (15-20 %), dont l’Allemagne veut se débarrasser d’ici 2038 au plus tard. « Par contre, il est vrai que ce projet menace vraiment les objectifs de neutralité carbone de l’Allemagne pour 2040 », dit Mme Holz.
La chercheuse se montre plus pessimiste quant à la mobilisation citoyenne : « Je ne suis pas certaine que le gouvernement écoutera les manifestants, il a l’air très déterminé à tenir son cap et l’influence du lobby gazier est très puissante. » Une chose est certaine : les actions de désobéissance civile visant gazoducs et zones portuaires vont prendre en ampleur. Et les activistes n’excluent rien, des sit-in au sabotage : l’Allemagne entre peut-être dans une nouvelle ère des mobilisations écologistes.