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« On n’a pas encore faim mais on a peur d’avoir faim » : la Tunisie face au coronavirus

Dans le centre de la Tunisie, le prix de la semoule a doublé, quand elle n’est pas tout simplement introuvable. Les mesures décidées par le gouvernement pour lutter contre l’épidémie de coronavirus accroissent les inégalités territoriales et une angoisse monte chez les plus pauvres : celle de la faim.

-  Tunis, correspondance

En Tunisie, dans les régions marginalisées où la révolution a pris racine en 2011, les habitants sont prisonniers d’une obsession depuis le début du confinement le 22 mars. Du matin au soir, ils partent à la recherche de la semoule. Les étals des magasins se sont rapidement vidés faute d’approvisionnement. « Les autorités n’ont pas pris en compte le fait que la région doit faire venir certains produits de base », explique Abdelhalim Hamdi, militant des droits humains à Sidi Bouzid. La crise sanitaire a exacerbé les inégalités régionales. Dans les gouvernorats de l’intérieur, qui alimentent la Tunisie en légumes, on importe les céréales. Le prix de la semoule a doublé, quand elle n’est pas tout simplement introuvable. « Lorsque les gens entendent parler de l’arrivée d’un camion de semoule en ville, ils sortent et se regroupent pour l’attendre », décrit M. Hamdi. Selon lui, la crise sanitaire ajoute « au sentiment de marginalisation », elle a été à la source d’une nouvelle « humiliation ». Ainsi dans un village, près de Sidi Bouzid, les habitants ont récemment bravé le confinement pour dénoncer les pénuries. « Ils n’avaient plus rien à acheter », peste Abdelhalim Hamdi. « Ils ont pris le risque de manifester et d’être contaminés. Ce n’est que le lendemain qu’ils ont obtenu gain de cause. » Les frustrations pourraient encourager à « la désobéissance », menaçant les mesures prises pour freiner la propagation de la maladie.

Dans la banlieue nord, des barrages de pneus enflammés ont été montés

Dans la région, une angoisse dépasse toutes les autres : « On n’a pas encore faim mais on a peur d’avoir faim. On a commencé à varier la nourriture, on mange le couscous d’habitude plusieurs fois par semaine, maintenant ce n’est plus le cas, on fait des efforts pour s’adapter aux quantités qu’on a. » En Tunisie, la colère sociale est un bruit de fond continu depuis la révolution, dont le niveau sonore augmente par moment, jusqu’à battre la mesure de la politique nationale.

Dans la banlieue nord de Tunis, les quartiers de Mnihla et Ettadhamen sont réputés pour leurs infrastructures défaillantes, leur pauvreté endémique et leur caractère frondeur. Dans ces zones, les plus densément peuplées de la capitale, faire respecter le confinement est une gageure. Régulièrement, le survol d’un hélicoptère de l’armée vient rappeler aux habitants les consignes officielles, mais les marchés continuent de faire le plein et les gens de vaquer à leurs occupations. Beaucoup de travailleurs ici évoluent dans l’économie informelle. Il n’est pas possible pour eux d’arrêter leur activité du jour au lendemain. Et même si l’État a décidé de mettre en place un plan d’aide pour soutenir les entreprises et les plus pauvres — trois milliards de dinars (environ un milliard d’euros) ont été annoncés, « ces mesures ne suffisent pas », estime Romdhane Ben Amor, chargé de communication du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). Il poursuit : « 200 dinars (environ 60 euros) ne vont pas aider les gens à obéir au confinement général. » Le versement de la somme, promise aux catégories les plus démunies, a pris du retard fin mars.

« On n’a pas encore faim mais on a peur d’avoir faim. »

Dans la banlieue nord, des barrages de pneus enflammés ont été montés. « Ces populations entendent parler des sommes consacrées à cette crise : des milliards, des aides internationales, alors qu’elles n’ont rien reçu. Elles considèrent qu’elles ont été oubliées », analyse M. Ben Amor. Il estime que le confinement ne pourra être prolongé longtemps. Il en est sûr, « les autorités vont prendre le risque de rouvrir le pays ».

« Les régions de l’intérieur et les couches sociales les plus défavorisées vont encore payer »

Préserver le pays des ravages du coronavirus, en risquant d’affamer une partie de la population, ou laisser la vie continuer, considérant que les conséquences sociales seraient bien plus désastreuses ? Voilà les termes du problème pour le gouvernement tunisien qui a opté jusqu’à présent pour des mesures préventives fortes, afin de limiter la propagation de la maladie, des mesures coûteuses aussi. « Selon le FMI, le pays va connaître une récession de 4,3 %, du jamais vu depuis l’indépendance », rappelle Ismaïl Ben Sassi, le fondateur d’Ilboursa.com, premier média économique de Tunisie. « L’année 2020 était prometteuse pour les secteurs du tourisme et du textile », le coronavirus vient d’achever tout espoir de reprise.

Les années post-révolution ont été marquées par une croissance atone et des investissements en berne, il faudra encore attendre pour assister à l’embellie. Et dans ce contexte, des milliers de personnes pourraient perdre leur emploi. Dans une enquête réalisée par l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), principale organisation patronale, 18 % seulement des entreprises disent avoir les moyens de payer leurs salariés au-delà du mois de mai. En Tunisie, la bombe sociale menace d’exploser.

Les autorités demandent à la population de rester chez elle, mais la consigne n’a pas mis fin pour autant aux mouvements sociaux qui perdurent à certains endroits et ont trouvé aussi de nouvelles formes d’expression, selon le rapport du mois de mars du FTDES. Les protestations se poursuivent notamment sur Internet et ciblent en particulier les mesures décidées par les autorités. Celles-ci sont d’autant mal comprises par une partie de la population qu’elles ont pu provoquer « l’anarchie » d’après Radouane Fatnassi, activiste de 48 ans à Kairouan, à 160 kilomètres de Tunis. Il dénonce « la répartition inégale des denrées alimentaires », une « mauvaise gestion », assure que « les gens sont sortis de chez eux, il y a eu des bousculades ».

En pleine pandémie, les rassemblements devant les bâtiments publics, devant les banques, pour obtenir l’aide sociale, font tâche. La confiance dans le pouvoir politique et l’administration pourrait avoir été entamée. La stratégie sociale du gouvernement est remise en cause. « Elle n’est pas assez courageuse, dit Romdhane Ben Amor. Il faut s’en prendre aux entreprises qui ne paient pas leurs impôts, il faut travailler sur la dette de l’État. D’où le gouvernement a-t-il tiré ces fonds ? A-t-il pris ces sommes sur le budget alloué au développement ? Ce sont les régions de l’intérieur et les couches sociales les plus défavorisées qui vont encore en payer le prix. » Le ramadan débute cette semaine, période traditionnellement marquée par une montée de la contestation sociale. C’est le prochain obstacle que devra surmonter l’État tunisien.

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