Ours polaires : les gaz à effet de serre responsables de leur disparition

Ours polaire sur l'archipel du Svalbard, dans l'océan Arctique. - Flickr/CC BY-NC-ND 2.0/Allan Hopkins
Ours polaire sur l'archipel du Svalbard, dans l'océan Arctique. - Flickr/CC BY-NC-ND 2.0/Allan Hopkins
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Animaux ClimatPour la première fois, une étude quantifie les effets néfastes des gaz à effet de serre sur les ours polaires. Ces travaux pourraient bouleverser une loi étasunienne favorable aux énergies fossiles.
Il est parfois présenté comme l’étendard des espèces menacées. Seigneur de la banquise à la fourrure crème, l’ours polaire est une victime emblématique du changement climatique. Mais jusqu’ici, le lien direct entre une certaine quantité d’émissions de gaz à effet de serre et la chute des performances démographiques de ces colosses n’avait jamais été établi. C’est désormais chose faite.
Publiée le 31 août dans la revue Science, une étude détaille comment quantifier avec précision les conséquences d’une seule centrale à charbon sur la majestueuse créature du Grand Nord. Ce savant calcul, pensé par le zoologiste Steven C. Amstrup et la climatologue Cecilia M. Bitz, devrait donner des sueurs froides aux grands promoteurs des énergies fossiles aux États-Unis. Et pour cause : dans la loi étasunienne, une faille qui leur est bénéfique pourrait disparaître.
Le lobby de l’industrie minière vide la loi de son contenu
En 1973, aux États-Unis, une loi fédérale a en effet été créée pour protéger les espèces en danger d’extinction : l’Endangered Species Act (ESA). L’article 7 du texte prévoit notamment « un processus par lequel les agences fédérales s’assurent que les actions qu’elles entreprennent, qu’elles financent ou autorisent, ne mettent pas en péril la survie des espèces en question ». Sa survie étant menacée, le plus grand des carnivores terrestres a fini par intégrer la liste… en mai 2008. De quoi signer son salut ? Pas tout à fait.
La même année, en octobre, un argumentaire juridique était publié par David Bernhardt, avocat de l’administration du président républicain George W. Bush. En s’appuyant sur l’incapacité de la science à distinguer l’impact d’une source spécifique de gaz à effet de serre au sein de la globalité des émissions naturelles et anthropiques, le juriste - par ailleurs lobbyiste pour l’industrie minière - a considérablement fragilisé la loi.
Dès lors, les nouveaux permis de projets d’énergies fossiles ne tombaient plus sous le coup de l’évaluation de l’article 7 de l’Endangered Species Act. Quinze ans plus tard, le duo de chercheurs étasuniens est parvenu à contredire l’approche de David Bernhardt.
Sans banquise, les oursons meurent
Pour ce faire, ils ont combiné de vieilles recherches à des études plus récentes. À commencer par celle de Péter Molnár : le 20 juillet 2020, dans Nature Climate Change, ce professeur en biologie à l’université de Toronto a détaillé le rôle essentiel de la banquise, terrain de chasse de l’espèce.
En été, quand l’épaisseur et l’étendue la banquise deviennent trop faibles, les plantigrades se réfugient sur la terre ferme… se privant ainsi de leur principale source de nourriture, les phoques. Adaptés à ces conditions extrêmes, les colosses blancs savent survivre à ces jeûnes contraints, en accumulant des réserves de graisse phénoménale. « Ils perdent alors près d’un kilogramme de masse corporelle par jour », notent Steven C. Amstrup et Cecilia M. Bitz.

Mais le changement climatique, responsable de la hausse des températures et de la fonte de la banquise, diminue le laps de temps au cours duquel la mer de glace supporte le poids du carnivore. Résultat : les périodes de jeûne ne cessent de s’allonger.
Or, « la survie des petits est déterminée par la capacité de la mère à leur fournir suffisamment de lait », écrivent les auteurs. Les réserves énergétiques de la femelle au début du jeûne et la durée de celui-ci influent donc sur le pourcentage d’oursons atteignant l’âge adulte. Ainsi, face à la disparition prévue de la banquise, Péter Molnár estimait en 2020 que les ours polaires pourraient presque totalement disparaître d’ici quatre-vingts ans.
La durée du jeûne multipliée par 11
Le zoologiste et la climatologue ont ajouté à ces calculs le facteur émissions de gaz à effet de serre. Résultat : dans la mer des Tchouktches, par exemple, située dans l’océan Arctique, la durée du jeûne forcé est passée de 12 jours en 1979… à 137 jours en 2020. En se référant à la quantité de gaz à effet de serre émise durant cette période, cela signifie qu’un jour de jeûne a été ajouté chaque fois que 14 gigatonnes (Gt) d’équivalent CO2 étaient rejetés dans l’atmosphère.
Ces chiffres varient selon les régions : « Dans le sud de la baie d’Hudson [au Canada], le jeûne forcé est passé de 139 à 157 jours, entre 1979 et aujourd’hui, détaille l’étude. 93 Gt d’équivalent CO2 ont été émises pour chaque jour ajouté au jeûne forcé. »
Né d’une collaboration entre l’université de Washington et l’ONG Polar Bears International, ce travail fournit aux autorités étasuniennes les outils nécessaires pour quantifier l’impact précis de n’importe quel nouveau projet d’énergies fossiles. « Le ministère américain de l’Intérieur a désormais la justification scientifique et le devoir d’annuler » l’argumentaire juridique de David Bernhardt, clament Steven C. Amstrup et Cecilia M. Bitz. La technique peut aussi être appliquée rétroactivement pour évaluer les projets antérieurs.
« Les ramifications de nos découvertes vont bien au-delà des ours polaires et de la mer de glace », poursuivent les auteurs. Les calculs pourront être adaptés à d’autres espèces : « Il est aussi logique de croire que des liens pourraient être établis entre les émissions, l’élévation du niveau de la mer et l’habitat de nidification des tortues marines ou des oiseaux nichant sur les plages. » Les protections dispensées par l’Endangered Species Act, jusqu’alors bien peu disponibles, pourraient alors bientôt profiter à de nombreux animaux.