Pour préserver la mer, ces Bretons pêchent à la ligne

Pour éviter la surpêche, Gwen Pennarun pêche uniquement à la ligne et jamais de poissons trop jeunes. - © Mathieu Génon / Reporterre
Durée de lecture : 9 minutes
Océans AlternativesAlors que les gros chalutiers dévastent les fonds marins, des pêcheurs bretons ont décidé de pêcher à la ligne pour les protéger. Et de laisser les poissons tranquilles lors des périodes de reproduction.
Vous lisez le sixième article de notre « tour de France des alternatives ». Pour ne pas rater les prochains, abonnez-vous à notre infolettre.
Sainte-Marine (Finistère), reportage
Moteur au ralenti sous un soleil de plomb, la carcasse en aluminium du Belouga se dandine sur les flots argentés. Assis au poste de commande, Gwen Pennarun scrute le sondeur. Une tache bleue apparaît soudain sur l’écran — signe qu’un banc de poissons s’est aventuré sous la coque du navire.
D’un geste vif, le pêcheur saisit sa canne, accroche un lançon à son hameçon et l’envoie vers les profondeurs. S’ensuivent quinze minutes d’une drôle de danse. Avec l’agilité d’un trapéziste, Gwen Pennarun glisse sur le pont, réajustant la trajectoire du bateau à chaque embardée de ses proies.
Ça mord, ça lâche, ça revient. Enfin, le quinquagénaire parvient, à la force de ses bras, à remonter un bar de cinq kilos à la surface. Ventre dodu, écailles brillantes, aileron affûté comme un rasoir : « C’est mon premier comme ça cette année », sourit-il avant de le saigner sous le regard vorace des goélands.

Sur l’eau depuis ses vingt ans, Gwen Pennarun préside l’association des Ligneurs de la pointe de Bretagne. Créée en 1993 dans un contexte d’effondrement du prix des poissons, elle compte aujourd’hui une soixantaine de membres.
Leur particularité : pêcher le bar exclusivement à la ligne, une pratique de pêche très sélective et respectueuse des fonds marins. Tous naviguent sur des bateaux artisanaux de moins de douze mètres, grâce auxquels ils capturent, en moyenne, quelques dizaines de kilos de bars par jour. On est bien loin des chalutiers pélagiques géants, qui se vantent de rafler plusieurs centaines de tonnes de poissons en une seule journée et fraudent de manière « très, très récurrente », signale Laetitia Bisiaux, chargée de projet au sein de l’association de défense des océans Bloom. « Ils pêchent dans des zones interdites, sous-déclarent leur puissance motrice, réduisent illégalement la taille du maillage des filets... »
« Ceux-là pourraient investir sur du café ou du maïs si c’était plus rentable, fustige Gwen Pennarun. Ils appartiennent à de gros groupes et suivent la loi du marché pure et dure. Pour eux, le poisson n’est qu’une marge. Même l’humain n’y est pas respecté. »

Les Ligneurs de la pointe de Bretagne se targuent, à l’inverse, de respecter une certaine éthique sociale et environnementale. L’une de ses manifestations les plus originales : le respect du « repos biologique » du bar.
Chaque année, du 15 février au 15 mars, en pleine période de reproduction de ce poisson, les membres de l’association s’astreignent à rester à terre, afin de laisser les bars s’accoupler en paix. « C’est un cas assez unique en France et dans le monde », salue Thibault Josse, coordinateur au sein de l’association Pleine mer. Ce choix est effectué de manière purement volontaire, sans aucun dédommagement à la clé. « C’est un manque à gagner, signale Gwen Pennarun. Mais si tout le monde le faisait, les stocks s’amélioreraient, c’est sûr et certain. »

« Tout s’est effondré »
Les membres du collectif sont hélas bien seuls dans leur démarche. Les « gros », comme les appelle Gwen Pennarun, profitent au contraire de la période de reproduction des bars, durant laquelle ils s’agrègent sous l’eau, pour réaliser leurs meilleurs coups.
En une nuit, les chalutiers pélagiques peuvent enlever à la mer de quoi faire vivre des pêcheurs artisanaux « pendant des mois et des mois », déplore le chercheur en écologie marine Didier Gascuel. Résultat : « Les pontes qu’il devrait y avoir, il n’y en a pas, observe Gwen Pennarun. Et si les bars sont gênés trop souvent, ils se reproduisent moins. »

Ce modèle l’irrite d’autant plus que le pêcheur a pu observer, au cours de sa longue carrière, les ravages de la surpêche. En attendant que ça morde, adossé au bastingage, le Breton convoque ses souvenirs d’un âge d’or révolu. Au loin, les rochers de l’archipel des Glénan dessinent sur l’eau des monts fantomatiques.
« Ici, dans les années 1990, on voyait des bancs [de poissons] de 2 kilomètres de long par 600 mètres de large », raconte-t-il. Sous la casquette élimée, l’œil bleu-gris s’assombrit. « 100 mètres aujourd’hui, c’est déjà beaucoup. Tout s’est effondré », déplore-t-il.

D’un doigt tanné par le soleil, le pêcheur désigne au sol les bacs en plastique bleu et jaune dans lesquels s’entassent ses prises du jour. « Avant, on pêchait des poissons qui faisaient le double du poids de ceux-ci. Les gros disparaissent. À Ouessant, à Sein, il n’y a plus de bars. C’est dramatique. »
Si tous les bateaux pêchaient comme le Belouga, le tableau ne serait pas aussi noir, assure-t-il : « Nous, on n’a aucune chance de détruire une ressource. » La limite est d’abord matérielle. « On ne peut pas pêcher tant que ça. Si un poisson arrête de mordre, parce qu’il a peur ou parce qu’il n’a plus faim, il arrête de mordre. On est conditionnés par leur bon vouloir. Alors qu’un chalutier, s’il veut les attraper, il les attrape. »
Les juvéniles épargnés
Le pêcheur passe, de fait, une bonne partie de ses neuf heures quotidiennes en mer à fulminer contre des poissons récalcitrants. « J’ai failli l’avoir », marmonne-t-il après qu’un énième bar un peu rusé ait lâché son hameçon.
L’homme est pourtant aguerri. En l’observant manier sa ligne avec dextérité, on l’imagine capable de faire corps avec la mer, de ressentir les ondulations de ses habitants dans chacune de ses cellules. Au fil du temps, il a développé une connaissance très fine des poissons et de leurs cachettes. « Les coins à bars, c’est pire que les coins à champignons. Ça ne se partage pas », confie-t-il d’un air malicieux.

Le rapport direct qu’il entretient avec les poissons lui permet, par ailleurs, de les sélectionner avec soin. Les juvéniles, qui n’ont pas encore eu le temps de se reproduire, sont systématiquement épargnés.
Après une dizaine de minutes à scruter les profondeurs, Gwen Pennarun parvient à attraper un bar freluquet. Encore suintant d’eau salée, les yeux exorbités, il se débat dans la main du pêcheur qui court le mesurer sur une règle gravée dans la coque. Verdict : moins de 42 centimètres. Encore vivant, il est immédiatement rejeté à l’eau, où il s’enfonce en frétillant vigoureusement de la nageoire.
Les gros bateaux, regrette Gwen Pennarun, ne peuvent s’embarrasser d’un tel tri. Trop petits pour être commercialisés ou pas, « quand ils sont pris dans un filet, s’ils sont morts, ils sont morts », lâche-t-il.

Cette pêche à taille humaine permet aux Ligneurs de la pointe de Bretagne de mieux valoriser leurs prises : elles peuvent être vendues jusqu’à 40 euros le kilo, soit plus du double du prix d’un bar pêché au chalut.
« Eux doivent pêcher des tonnes pour payer leurs frais, explique-t-il. Nous, on a un certain respect du poisson, ils ne sont pas écrasés. Je ne remplis que trois petites caisses par jour, mais c’est assez. » Permettre aux pêcheurs de vivre dignement de leur travail, tout en ayant une incidence limitée sur le milieu marin : « C’est exactement le type de pêche qu’on aimerait voir diffuser partout », dit Laetitia Bisiaux, de Bloom.

Gwen Pennarun reste cependant conscient des limites de ce modèle. Certes plus vertueux, il impliquerait, s’il devenait majoritaire, une transformation radicale de notre consommation de poisson. « C’est une vraie niche, reconnaît-il. Tout le monde ne peut pas manger du bar de ligne. »
La petite pêche ne représente aujourd’hui que 10 à 15 % des tonnages français. « Comme on pêche peu, il faut qu’il y ait un prix en face. Ça m’emmerderait que seuls les gens qui gagnent très bien leur vie puissent manger du poisson », poursuit Gwen Pennarun.

« Si on vend du poisson local pêché à la ligne, mais que les gens des quartiers populaires à Brest ou à Quimper ne peuvent pas l’acheter, ça pose problème », abonde Thibault Josse, de l’association Pleine mer. L’équation n’est « pas facile », soupire Gwen Pennarun en caressant son chien, Oslo, qui gigote à ses pieds dans son gilet de sauvetage rongé par le sel. « Mais ce n’est pas une raison pour faire n’importe quoi. »
Autre obstacle : tous les produits de la mer ne peuvent pas être capturés à la ligne. « On ne peut pas pêcher les coquilles Saint-Jacques, les crustacés… » énumère Thibault Josse. Et les espèces qui peuvent l’être — comme la morue et l’églefin — le sont aujourd’hui majoritairement au chalut. Convaincre les pêcheurs de se tourner vers une technique bien plus intensive en travail risque d’être ardu.
Déchalutiser la flotte et se tourner vers des techniques « passives » moins nocives comme la ligne — mais aussi la palangre, le filet, la plongée ou le casier — ne sera « pas facile », prévient Didier Gascuel. Compte tenu de l’état catastrophique de l’océan, opérer ce basculement est cependant « obligatoire » à moyen terme, selon lui.
Le chercheur propose, pour y parvenir, de repenser le système d’attribution des quotas en privilégiant les pêcheurs utilisant des techniques écologiques, ou bien de fermer des zones au chalut « en en profitant pour faire de l’innovation, accompagner, financer des phases de tests ». « On pourrait tout à fait développer des pêcheries à la ligne sur le maquereau, le chinchard, ou la vieille », assure Thibault Josse.

Gwen Pennarun, lui, propose de dédommager les pêcheurs respectant le repos biologique des poissons. Lorsque l’État décide de fermer une zone trop ravagée par la pêche, il accepte en effet d’indemniser les pêcheurs contraints de rester à terre. « On ferait mieux de leur donner des sous avant que les stocks soient effondrés », avance-t-il.
La fin de la journée approchant, les bars se font plus timides sous la coque du Belouga. Ne tourbillonnent plus que d’énormes méduses violettes aux abords du bateau. Mâchouillant un hameçon comme d’autres suçotent un brin d’herbe, Gwen Pennarun décide de faire cap sur le port de Sainte-Marine. Les sourcils salés, une trentaine de bars dans les caisses, et le sentiment de ne pas avoir fauché une population.