Punaises de lit : en Seine-Saint-Denis, « dix ans d’indifférence »

Une personne retire à l'aide d'un aspirateur des punaises de lit à Paris, le 5 octobre 2023. (Illustration) - © Serge Tenani / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Une personne retire à l'aide d'un aspirateur des punaises de lit à Paris, le 5 octobre 2023. (Illustration) - © Serge Tenani / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
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Il a fallu attendre les Jeux olympiques, organisés à Paris en 2024, pour que les autorités se préoccupent des punaises de lit en Seine-Saint-Denis.
Seine-Saint-Denis, reportage
Un foulard rougeâtre en guise de couvre-chef, Malika tire péniblement son chariot. Vêtu d’un maillot de la Juventus, un enfant de la résidence lui tient la porte puis disparaît dans la cage d’ascenseur aux murs turquoises. Les punaises de lit ? « Prononcez leur nom et aussitôt je me gratte le cou », dit la femme en gesticulant, comme si un fantôme venait de la chatouiller. Si elle échappe pour l’heure à l’épidémie du moment, ces petits insectes suceurs de sang ont déjà envahi son appartement il y a quelques années : « J’ai dû me séparer de tous mes meubles et de mes vêtements… Un vrai crève-cœur. »
Dans cet immeuble de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), à deux pas de la capitale, les punaises de lit semblent avoir écrit une page d’histoire à chaque étage. Au premier, enroulé dans sa robe de chambre, Samia témoigne avoir bataillé des mois durant avec le nuisible, en 2019. Son voisin de palier, lui, touche du bois : « Pour l’instant, la chance me sourit. » Seulement, aussi rebutante soit la bébête, un autre mobile laisse aux habitants un léger goût amer : les Jeux olympiques (JO).
Écrivez « punaises de lit et Jeux olympiques » dans le navigateur Google… Et vous trouverez 728 000 résultats. Un témoin parmi tant d’autres du coup de projecteur accordé à ce « scandale ». Dépassant les frontières de l’Hexagone, la presse étrangère relaie déjà l’angoisse : « Personne n’est en sécurité », prévient le Washington Post. Paris, « ville Lumière ou ville des morsures ? » questionne le New York Times. « La panique des punaises envahit Paris alors que les infestations montent en flèche avec les Jeux olympiques de 2024 », observe la BBC. « [La compétition] est-elle en danger ? » titre le quotidien italien Il Tempo.
Bedbug panic sweeps Paris as infestations soar before 2024 Olympics https://t.co/cmdEqSPD5W
— BBC News (World) (@BBCWorld) October 3, 2023
De son côté, le gouvernement français tente d’éteindre le feu. Invité le 4 octobre dans l’émission « C à Vous », le ministre délégué aux Transports, Clément Beaune, a promis un « grand nettoyage de printemps ». Objectif : empêcher que l’événement sportif ne soit « gâché par ce genre de mauvaise publicité ». Et d’ajouter : « Je ne voudrais pas qu’il y ait une sorte de frenchbashing [de critique de la France], de panique bienveillante ou malveillante à l’égard de notre pays. »
Une « priorité nationale », après des années « d’indifférence »
Dans l’entrebâillement de la porte, Meriam se désole : « Les JO par-ci, les JO par-là… Et nous dans tout ça ? Ils y ont pensé ? À croire qu’on est juste de la merde à leurs yeux. » Dehors, l’avenue du Président Wilson borde l’autoroute A1, où un panneau lumineux indique au flot d’automobilistes coincés dans les embouteillages : « Stade de France à deux minutes. » Dans moins de 300 jours, le stade accueillera les finales olympiques d’athlétisme. « Les punaises, on vit avec depuis dix ans dans l’indifférence… et voilà que ça devient une priorité nationale », s’amuse Mohamed.
Cette fois-ci, les nuisibles ont élu domicile derrière la porte 18, où un autocollant affiche « Pompiers, en cas d’incendie, sauvez-moi. » Ce « moi », c’est Lilou, une petite boule de poils rousse aux miaulements gutturaux. Sa propriétaire, Marion, a emménagé ici il y a quatorze ans. En 2017, elle a découvert sur le corps de son fils, Yanis, « d’énormes plaques rouges » : « Au début, j’accusais les moustiques ou les araignées. Puis, en août, allongée dans mon lit, je suis tombée nez à nez avec la responsable. » En soulevant son matelas, elle a découvert des dizaines et des dizaines de punaises : « C’était une véritable infection. »
En jetant tout son mobilier, l’auxiliaire puéricultrice a alors supposé s’être débarrassée des intrus : « Des mois durant, je n’avais plus qu’un transat pour m’asseoir devant la télé. » Pourtant, en juillet 2022, les bestioles sont revenues… et encore en septembre dernier. « J’essaie de sortir de la psychose, murmure Marion, dans l’obscurité de son cocon. Au début, je n’en dormais plus. Je multipliais les insomnies, lampe torche à la main, à scruter les moindres recoins de la chambre. » Les pleurs et l’envie de déménager ont fini par s’estomper : « On s’habitue à tout, aux vêtements dans des sacs hermétiques… On ne vit pas comme les autres et certains pourraient croire qu’on a des troubles mentaux, tant la parano nous prend. »
« Les JO par-ci, les JO par-là… Et nous dans tout ça ? »
Paris Habitat, le bailleur social de la locataire, assure l’intervention de la désinfection… dont le devis peut aisément dépasser le millier d’euros. « Sans lui, je n’aurais jamais pu assumer ces frais en 2017, poursuit Marion. Il est temps que ça bouge. Comment font les propriétaires en précarité ? » Au cinquième étage, Mme Toubi confirme : « En 2019, j’ai dû jeter toutes mes affaires. J’ai perdu beaucoup d’argent. Une vraie catastrophe, j’en suis devenue… » Elle secoue la main à côté de sa tempe pour compléter silencieusement sa phrase.
Les élus de La France insoumise (LFI) réclament d’ailleurs la création d’un « service public de désinfection » gratuit. Malika, elle, dit avoir déboursé 500 euros dans des « produits dits magiques » : « “Satisfait ou remboursé” me disaient les commerçants… Tu parles ! » À chaque habitant son remède. Marion parsème les plinthes de terre de diatomée, en attendant la venue des agents. Meriam asperge le cartable de ses enfants avec « un truc hyper puissant… sûrement pas top ». Une bien mauvaise idée pour la santé humaine, et l’environnement… à laquelle Reporterre proposait récemment une alternative écologique à faire soi-même, en six étapes, pour mettre à la porte les suceurs de sang.