Rajagopal : « Pourquoi ne comprenez-vous pas que la justice est plus importante que le profit et la croissance ? »

Rajagopal est un leader non-violent indien. Il a organisé plusieurs marches de petits paysans, et prépare une grande marche de New Delhi à Genève pour 2019, dans l’espoir d’unir les voix et les luttes du monde entier. Entretien.
Rajagopal P.V. est un leader indien des paysans sans terre. Il a organisé plusieurs marches non-violentes pour faire reconnaître leurs droits. La dernière, « Jan Satyagraha » en 2012, avait réuni 100.000 manifestants et obtenu des concessions de la part du gouvernement. Il est à Paris le 2 décembre, et parlera à 16 h à la Mairie du IIe arrondissement.
Reporterre – Que voulez-vous faire avec la marche de New Delhi à Genève ?
Rajagopal – Cette marche se déroulera en 2019 et 2020. Le 150e centenaire de la naissance de Mahatma Gandhi sera célébré en 2019 : ce sera une bonne opportunité pour soulever les mêmes problèmes qui avaient fait se lever le Mahatma Gandhi et lutter durant sa vie. Le modèle économique d’aujourd’hui nous conduit très vite dans la mauvaise direction. Certains en profitent, mais des millions en souffrent, les gens sont forcés de migrer, les bidonvilles grandissent sans cesse, en Inde, au Kenya, au Brésil, partout. C’est une tendance mondiale : 1 % de la population contrôle 52 % de la richesse. Ces 1 % ne créent pas seulement le changement climatique, mais aussi une énorme pauvreté pour des millions de personnes.
Donc, il nous faut agir. Nous partons de la base, avons déjà fait des marches sur New Delhi pour changer la politique, et avons constaté une capacité d’agir. On a parlé avec nos camarades d’Europe, et peu à peu, nous avons mûri ce projet d’une longue marche de New Delhi jusqu’à Genève. Cela commencera en octobre 2019, et nous arriverons à Genève en septembre 2020, couvrant la distance de 8.000 km et traversant treize ou quatorze pays. C’est un énorme travail de le préparer.
Comment traverserez-vous le Pakistan, l’Afghanistan, l’Iran ?
Il y a plusieurs options. Le plus intéressant sera de marcher à travers ces pays. Parce que nous voulons que 150 jeunes, choisis à travers le monde, prennent la responsabilité ensemble de réfléchir au type d’ordre global qui sera le meilleur pour l’humanité. Mais nous voulons aussi traverser ces régions. Ce sera difficile, tous ne donneront pas l’autorisation, ne serait-ce qu’entre l’Inde et le Pakistan. Un plan B est d’avoir des bus, qui passeront dans ces pays, en caravane. Un plan C serait de transmettre la lumière d’un pays à l’autre : nous irions à la frontière du Pakistan, et là, des marcheurs prendraient la lumière, et marcheraient jusqu’en Afghanistan pour donner la lumière à des Afghans qui marcheraient jusqu’à la prochaine frontière, et ainsi de suite. Donc, on a plusieurs plans. Parvenus en l’Europe de l’Est, nous marcherons ensemble. Dans certains pays, ce ne sera pas facile. Mais ce sera à chaque pays d’organiser la marche, pour à la fin converger vers Genève.

Quel est le sens de cette marche ?
Le message central en sera, Un, que les jeunes gens veulent parler aux institutions globales et leur dire qu’ils veulent pouvoir se déplacer librement dans ce monde. La deuxième chose sera de dire que le système économique du monde ne peut pas fonctionner seulement sur la croissance et le profit. La justice est tout aussi importante. Sinon, à la fin, il y a de la violence. La discrimination à cette échelle ne peut que créer le conflit, et le conflit se finit par la violence. Il faut leur dire, « Pourquoi créez-vous tant de violence ? ». Des petits pays comme le Bouthan comprennent que le bonheur est l’objectif du développement. Il faut dire aux institutions : « Pourquoi ne comprenez-vous que la justice est plus importante que le profit et la croissance ? »
Quelle est votre réponse à cette question ? Pourquoi M. Trump, par exemple, ne veut-il pas entendre cela ?
Nous sommes poussés par l’avidité. Gandhi disait qu’il y a assez pour tout le monde, mais jamais assez pour l’avidité. Le problème de l’avidité est qu’elle n’a jamais de limite. Rien ne peut jamais vous satisfaire. C’est une histoire que racontait Tolstoï : on avait dit à un roi que toute la terre qu’il pourrait parcourir serait à lui ; il a couru à cheval tant qu’il a pu, sans boire, sans manger, et à la fin il est tombé, mort. C’est la leçon : demande ce dont tu as besoin, mais pas tout ce que tu peux saisir.

Cette histoire signifie-t-elle que M. Trump et les Etats-Unis courront, courront, et se détruiront eux-mêmes, à la fin ?
Le modèle dans lequel nous sommes se détruira lui-même avec le changement climatique. Il y a une tendance au suicide, comme si l’humanité voulait se détruire en continuant comme elle le fait. M. Trump a le leadership de cela, mais tout comme de nombreux dirigeants. Il faut les réveiller. Le petit Bouthan ne peut pas les réveiller. Il faut que beaucoup plus de gens se lèvent pour dire que ça ne va pas. Mais ce n’est pas seulement M. Trump qu’il faut réveiller, c’est chacun dans le monde. Il est temps pour les gens de se réveiller, de prendre leur responsabilité. C’est ce que Gandhi disait : il faut que 700.000 villages s’unissent pour libérer l’Inde. Et pas pour que l’Inde ait plus de puissance en s’étant libéré de l’Angleterre, non. Il disait : « Delhi ne devrait pas avoir de pouvoir, le pouvoir devrait être chez les gens, à la base. Et le modèle de développement devrait être du bas vers le haut, avec des gens à la base qui participent, qui prennent des responsabilités ». Le pouvoir de l’Etat doit être contrôlé par le pouvoir du peuple, et le pouvoir du peuple doit être contrôlé par le pouvoir moral. Il faut des gens moraux qui disent ce qui est bien et ce qui est mal. Mais aujourd’hui, vous avez tout le pouvoir concentré dans l’Etat et les gens n’ont aucun pouvoir. Ce n’est pas la démocratie.
On est ici en Europe, où les gens sont beaucoup plus riches qu’en Inde. Peut-il y avoir une communauté entre les prospères gens d’ici et les petits fermiers pauvres d’Inde ?
En Inde, il ne faut pas protéger la terre contre la technologie et le capital seulement pour les paysans sans terre, mais pour tout le monde. Si vous regardez la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, ils défendent la terre. Nous nous sentons en pleine solidarité avec eux. De même la lutte en Angleterre contre l’extension de l’aéroport d’Heathrow, la lutte contre les pommes de terre transgéniques en Belgique, ou la lutte pour la fermeture des mines de charbon en Allemagne – je vois un lien entre tous les gens qui veulent protéger les ressources naturelles. Le Brésil est un cas intéressant, parce qu’il ne s’y trouve que 200 millions de personnes, dans un pays bien plus grand que l’Inde – mais c’est là que la lutte pour la terre est la plus vive, parce que toute la terre est sous la pression des compagnies multinationales, qui poussent tout le monde vers les bidonvilles des mégapoles.
Donc, globalement, je vois une connexion entre le combat des petits paysans et le genre d’agriculture et d’alimentation que veulent les autres gens et qu’ils défendent. Ce mouvement va se renforcer dans les années à venir, et toutes les luttes vont converger et travailler ensemble. Un des objectifs de la grande marche est aussi cela : que toutes ces petites voix s’unissent Et créent UNE voix. Pour l’instant, les luttes dispersées n’ont pas influencé les grandes institutions, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce. Notre voix unie peut-elle les forcer à changer leur politique ? C’est un défi.
Quel sera le but de la marche à Genève, le bâtiment de l’OMC ou celui des Nations unies ?
Nous culminerons à Genève dans une assemblée du peuple, ou parlement du peuple. Ce parlement abordera différents problèmes, et interpellera directement ces institutions, parce qu’elles mènent toutes des politiques au nom du peuple, mais sans consulter le peuple. Nous devons dire les choses de manière claire, de façon à ce que les dirigeants soient forcés de les entendre.
Quelles questions précises leur poserez-vous ?
C’est à les formuler qu’on travaille en ce moment, parce que l’objectif est dans trois ans, en 2020. Nous consultons les groupes et les gens dans différentes parties du monde. Les questions se recoupent : sur le développement, sur l’accaparement des terres, sur le contrôle des ressources naturelles, sur le suicide des paysans, sur les hauts niveaux de pollution…. Et l’on peut tenir ces institutions globales responsables de ce qui arrive. Les idées vont se clarifier dans les mois à venir, et seront formulées par le parlement du peuple, à Genève. Pour l’instant, la marche suscite beaucoup d’enthousiasme, et nombreux sont ceux qui veulent y participer. Chaque pays participera selon ses propres préoccupations, et chaque préoccupation sera portée dans le parlement du peuple.
Comment expliquez-vous qu’il y ait une évolution si négative des pouvoirs dans tant d’Etats, avec une tendance autoritaire ?
Le système économique libéral requiert ce type de leaders politiques. Vous ne pouvez pas maintenir une économie libérale, imposée d’en haut, sans susciter des réactions, des révoltes. Pour le protéger et endiguer ces révoltes, il faut des gouvernements autoritaires tout autour du monde. Tout ceci est très dangereux. Parce que cela accroit le danger du changement climatique, du réchauffement global : l’humanité va être confrontée à des temps difficiles. Il faut changer ce système économique et ce système politique. En Inde, nous disons que l’Etat est un éléphant. Quand vous achetez un éléphant, vous devriez aussi avoir la capacité de maîtriser l’éléphant, sinon l’éléphant peut détruire tout ce que vous avez. Le pouvoir du peuple doit pouvoir contrôler cet éléphant incontrôlé qu’est l’Etat. Les gens doivent s’organiser. La démocratie n’est pas l’élection d’un jour, mais l’engagement constant d’une société pour décider comment la société devrait évoluer. Si elle n’est pas là, les politiciens se sentent libres de faire ce qu’ils veulent.
- Propos recueillis par Hervé Kempf