Refroidir l’air sans réchauffer la Terre : le défi d’une clim’ écolo

Un mur de climatiseurs sur un bâtiment à Singapour. - Dietmar Rabich / Wikimedia Commons / “Singapore (SG), China Town -- 2019 -- 4524” / CC BY-SA 4.0
Un mur de climatiseurs sur un bâtiment à Singapour. - Dietmar Rabich / Wikimedia Commons / “Singapore (SG), China Town -- 2019 -- 4524” / CC BY-SA 4.0
Durée de lecture : 9 minutes
Climat Pollutions SciencesHélium, propane, froid magnétique… Plusieurs pistes sont explorées par des scientifiques et des entreprises pour se passer des gaz qui rendent la climatisation catastrophique pour le climat.
Comment se rafraîchir sans réchauffer la planète ? Telle est la délicate équation que pose l’explosion attendue du nombre de climatiseurs dans le monde. Pour affronter les vagues de chaleur toujours plus intenses engendrées par le changement climatique, leur nombre devrait passer de 1,6 milliard à 5,6 milliards d’ici 2050, selon un rapport de 2018 de l’Agence internationale de l’énergie.
Or ceux-ci menacent doublement le climat. D’une part, parce que ces appareils consomment énormément d’énergie : près de 10 % de l’électricité mondiale, avec les ventilateurs que l’étude comptabilise dans un même ensemble.
D’autre part, parce que les fluides frigorifiques qu’ils utilisent, les hydrofluorocarbures (HFC), ont un énorme pouvoir réchauffant lorsqu’ils fuitent dans l’atmosphère, jusqu’à plusieurs milliers de fois plus que le CO₂ par tonne émise.
4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre
Tout cela pris en compte, la climatisation représente à ce jour près de 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, évaluait en 2022 une étude étasunienne.
L’ensemble des gaz réfrigérants (dans les climatiseurs ainsi que dans leurs autres usages, de réfrigération industrielle notamment) risqueraient à eux seuls d’engendrer 0,3 à 0,5 °C de réchauffement supplémentaire d’ici 2100, selon l’Organisation météorologique mondiale.

C’est la raison pour laquelle l’accord de Kigali, signé par une centaine d’États, prévoit la réduction de 85 % des HFC d’ici 2047. Mais le passage à l’acte reste compliqué.
L’Union européenne, pourtant en pointe sur le sujet avec un objectif de réduction de deux tiers des HFC d’ici 2030, a échoué le 19 juillet dernier à conclure les négociations menées en interne pour réviser le règlement sur ces gaz, et porter l’ambition à une réduction de 98 % de leur utilisation d’ici 2050, par rapport à 2015.
Le lobbying de l’industrie du froid a notamment fait peser le risque de ruptures de la chaîne du froid si les gaz fluorés sont interdits trop vite, en l’absence d’alternatives convaincantes.
« Il y a des réticences des industriels liées aux investissements nécessaires. Mais aussi un sentiment d’injustice face aux efforts déjà consentis », note Stéphanie Barrault, responsable du développement durable du Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa).
Dans la jungle des gaz fluorés actuellement sur le marché, tous, en effet, ne se valent pas. L’un des plus utilisés, répondant au doux nom de fluide R-410 A, a par exemple un pouvoir de réchauffement global (PRG) de 2 038.
2 038 fois pire que le CO₂
Cela veut dire qu’il réchauffe 2 038 fois plus l’atmosphère que ne le ferait la même quantité de CO₂. Il devrait être progressivement remplacé d’ici 2030, notamment par son cousin le R-32, au PRG de « seulement » 675.
D’autres gaz fluorés ont même des PRG qui se rapprochent de 1. Le problème, c’est que ces fluides ne sont pas tous interchangeables : « Selon les usages, domestiques ou industriels, les besoins de puissance ou de température, on a besoin de gaz aux propriétés différentes », souligne Stéphanie Barrault.
En outre, même un gaz faiblement réchauffant reste réchauffant. L’idéal serait donc d’atteindre l’objectif de suppression totale des HFC.

Pour comprendre le défi de la quête d’alternatives, revenons un instant sur la manière dont fonctionnent nos climatiseurs. Produire du froid, c’est en fait évacuer de la chaleur. Et la chaleur, c’est l’énergie thermique qui agite les molécules d’un milieu : les molécules d’eau dans une bouilloire sont beaucoup plus agitées que les mêmes molécules d’eau dans un glaçon.
Cette énergie thermique s’évacue particulièrement bien lorsqu’elle accompagne un changement de phase : quand la glace fond ou que l’eau liquide devient gazeuse par exemple.
C’est ce qu’il se passe lorsque vous transpirez : votre sueur récupère l’énergie de votre peau pour s’évaporer et emporter votre chaleur avec elle, vous laissant une sensation de rafraîchissement.
Machine à transpirer
Un climatiseur est donc, en quelque sorte, une machine à transpirer. Il fait circuler un fluide frigorifique en circuit fermé, qui va s’évaporer pour absorber la chaleur de l’air et ainsi la refroidir, puis se liquéfier au moment d’évacuer cette chaleur à l’extérieur. Un système de compression–détente permet de jouer sur la température et le changement d’état du fluide pour optimiser le processus.
Les chercheurs tentent donc de remplacer les HFC par d’autres fluides frigorifiques, et notamment par du CO₂. L’avantage : le CO₂ a, par définition, un PRG de 1, voire de 0 si ce carbone est capté dans l’atmosphère.
L’inconvénient : ce gaz atteint une « température critique » au-delà d’environ 32 °C. C’est-à-dire que le fluide entre dans un état physique très particulier, dit « supercritique » où, même à haute pression, la différence entre état liquide et gazeux n’est plus nette.
L’absence d’évaporation limite alors ses capacités à absorber la chaleur. « S’il fait 25 °C ou 30 °C dehors, le CO₂ peut être autant, voire plus performant que les HFC mais ses performances s’écroulent au-delà de 32 °C, précisément quand les climatiseurs en ont le plus besoin lors des canicules », déplore Philippe Haberschill, maître de conférence émérite à l’Institut national des sciences appliquées de Lyon.
Efficacité et inflammabilité
Autre candidat de remplacement : le propane. Ce gaz dont l’industrie est déjà familière n’a qu’un PRG de 0,02. Mais il souffre d’un défaut majeur : il est inflammable et son usage pose des questions de sécurité qui nécessiteraient, au moins, d’adapter la réglementation, notamment pour les bâtiments volumineux dont la réfrigération nécessite de fortes quantités de gaz.
« Nous avons réussi, nous, à l’intégrer à nos climatiseurs pour train, avec un surcoût mais avec la même efficacité réfrigérante que les HFC. On est les premiers à le faire et de nombreux opérateurs ferroviaires en Europe se sont montrés intéressés », s’enthousiasme tout de même Raphaël Hinninger, responsable de la communication transit de l’équipementier Wabtec.

Trouver un gaz qui soit à la fois performant énergétiquement, non réchauffant et sécurisé relève pour l’instant d’une gageure. Si le CO₂ et le propane ont de fortes chances d’être des fluides majeurs de la transition du secteur, certains tentent d’inventer une réfrigération qui se passerait d’évaporation de fluide. Comme l’entreprise Equium, qui utilise des ondes sonores pour compresser et détendre un gaz et générer ainsi du chaud ou du froid sans le faire changer d’état.
« On utilise la thermoacoustique, qui est une science encore méconnue, pour chauffer et refroidir de l’hélium : un gaz neutre pour le climat, pas inflammable ni explosif et on vise à terme 20 % d’efficacité énergétique de plus que pour les climatiseurs à HFC grâce à la très grande adaptabilité de notre système à tous les niveaux de puissance », dit Philippe Loyer, chef de produit chez Equium.
La jeune entreprise ambitionne de commercialiser ses appareils dès 2025 mais d’autres comme Stéphanie Barrault ou Philippe Haberschill se montrent plus sceptiques quant au potentiel industriel de la thermoacoustique. « Il peut y avoir des applications mais les performances énergétiques seront forcément bien moindres que pour un appareil avec compression », estime ce dernier.
Refroidissement sans gaz
Autre piste : se passer carrément de gaz. Une équipe du laboratoire de recherche international ELyTMaX a récemment réussi la prouesse de produire du froid en jouant sur l’élongation et la contraction de tubes en caoutchouc.
Ceux-ci sont tellement étirés que leurs polymères se mettent à cristalliser : lors du relâchement, les cristaux fondent et absorbent dans l’opération la chaleur environnante.
« On arrive à refroidir de 10 °C, avec une cinquantaine de tubes de 600 micromètres d’épaisseur de paroi et un échange thermique liquide-solide cyclique. Peut-on y arriver avec des milliers de tubes pour espérer un usage domestique ou industriel ? On ne le saura qu’après avoir essayé », dit Gaël Sebald, professeur à l’Institut National des Sciences Appliquées de Lyon et au CNRS, et membre de l’équipe ELyTMaX.
Parmi les autres voies d’innovation, l’une des plus prometteuses consiste enfin à utiliser l’effet magnétocalorique : là non plus, pas de gaz ni de changement de phase nécessaire puisque cela consiste à utiliser les propriétés magnétiques d’un matériau pour changer sa température.
Il s’agit ici encore d’exciter des molécules, en les magnétisant et démagnétisant, pour en changer la chaleur. « C’est très efficace mais ce n’est pas fait pour être généralisé : le froid magnétique nécessite de puissants et encombrants aimants et la consommation de terres rares ou matériaux spécifiques qui ont un certain coût écologique », souligne Philippe Haberschill.
« Bouilloires thermiques » et sobriété
En somme, pas de solution miracle à venir et un constat évident : la transition vers la fin des HFC passera aussi par la sobriété et l’amélioration des usages. D’autant que l’absence de fuite ou de gaz réchauffant ne règle pas le problème du surplus de consommation énergétique attendu.
« Passer d’une température de consigne de 22 °C à 27 °C permet de diviser par deux la consommation d’énergie des appareils, tout comme mettre en route la climatisation à partir de 30 °C en extérieur au lieu de 27 °C, divisant par trois la consommation d’énergie », rappelle l’Ademe.
L’Agence de la transition écologique souligne également l’importance d’agir en amont, pour empêcher la chaleur d’entrer dans les intérieurs. Ce qui implique aussi d’investir massivement dans la rénovation thermique des bâtiments et de mieux lutter contre les « bouilloires thermiques », enjeu de santé aujourd’hui à la traîne des politiques publiques.