Rénovation des quartiers populaires : la sécurité prime sur le social

Chantier de construction d'un centre commercial à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, en février 2021. - © Hans Lucas via AFP / Hans Lucas / Xose Bouzas
Chantier de construction d'un centre commercial à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, en février 2021. - © Hans Lucas via AFP / Hans Lucas / Xose Bouzas
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Habitat et urbanisme Écologie et quartiers populairesBancs enlevés, vidéosurveillance, toits plats... Sous couvert de politique sociale, les programmes d’urbanisme dans les quartiers populaires servent avant tout à dissuader des actes de délinquance.
Des toits plats construits pour éviter que des habitants ne stockent des pierres, un éclairage public intensifié, des commerces protégés par des plots en béton... La rénovation que connaissent depuis quelques décennies les quartiers populaires ne sert pas à diminuer les inégalités, mais à « dissuader certains actes de délinquance », explique l’architecte Lucien Gurbert à Reporterre. À l’heure où les heurts se sont succédé dans les quartiers populaires après le décès de Nahel, un jeune de 17 ans abattu par la police à Nanterre, les démarches d’urbanisme interrogent.
« Pacifier, dissuader, détecter. C’est un urbanisme fait main dans la main avec les forces de l’ordre », estime Lucien Gurbert. Diplômé en 2017, le jeune homme s’est intéressé aux rénovations urbaines des banlieues françaises dans son travail de mémoire. Résultat : la politique de rénovation initiée dans les années 2000 a surtout, selon lui, participé à l’accroissement de la présence policière dans les quartiers populaires. « L’opération de réaménagement des quartiers vise avant tout à la pacification de l’espace, ça reste une solution d’aménagement : ce n’est pas une solution de politique sociale », affirme-t-il.
Certes, les grands ensembles des banlieues n’ont plus rien à voir avec les tours de béton des années 1990. « Mais quel intérêt d’avoir de beaux immeubles quand on est sans emploi et en difficulté ? » questionne Abdelsalem Hitache, ancien élu de Seine-Saint-Denis, habitant du Val-d’Oise depuis deux décennies. Vingt ans après le début de la vaste opération de rénovation des quartiers populaires, le taux de chômage et la pauvreté restent très élevés. « Il n’y a pas eu assez d’argent injecté dans les quartiers populaires, si ce n’est pour faire un ravalement de façade », constate Abdelsalem Hitache.

Lui, comme d’autres, dénonce la défaillance des programmes de renouvellement urbain. Ils sont pilotés par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru). Celle-ci a pour but de réaménager les quartiers et l’espace public pour œuvrer à « une ville plus durable qui intègre davantage de mixité sociale », indique l’Anru à Reporterre. Mais « l’Anru est avant tout une promesse non tenue », critique un rapport du député insoumis François Piquemal, publié mi-juin.
Tournant sécuritaire
Dès 2006, l’Anru a été rattachée au ministère de l’Intérieur par une convention. En s’immisçant dans la politique d’urbanisme, l’État espérait « dissuader les passages à l’acte », « bloquer » et « retarder » les actions malveillantes, et en « réduire leurs effets » en facilitant l’intervention des forces de police, comme l’expliquait une note interne de la direction centrale de la sécurité publique, rapportée par Le Monde en 2008.
En effet, pour piloter ses projets, l’Anru se base notamment sur les études de sûreté et de sécurité (ESSP)... Études menées par des policiers ou des gendarmes, qualifiés de « référents sécurité » après une formation de quelques semaines. Ces ESSP sont devenues obligatoires pour les « projets sensibles » avec la loi de la prévention de la délinquance promulguée le 5 mars 2007. Par projets sensibles, comprendre quartiers populaires.
D’abord simples préconisations, les conseils des « référents sécurité » ont pris de plus en plus d’importance dans la rénovation urbaine à partir de 2010, lorsqu’une circulaire interministérielle a invité les préfets à « veiller à [leur] mise en œuvre ».
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À la suite des études menées par les « référents sécurité », de nombreuses infrastructures pouvant faire office de lieux de regroupement ont été supprimées dans les quartiers populaires. Les bancs publics ont disparu des allées des cités. Désormais, c’est dans les cages d’escalier que se réunissent les jeunes. « Avant les problèmes sociaux étaient beaucoup plus visibles dans l’espace public. Aujourd’hui il y a de la vidéosurveillance, de l’éclairage, moins de recoins où se cacher. Mais la violence n’a pas disparu : elle s’est déplacée de l’extérieur à l’intérieur des bâtiments », souligne l’architecte Lucien Gurbert.
Il blâme la source du problème : « Vouloir amener de la mixité sociale, c’est aussi considérer que la population qui vit dans les HLM est une population à problème, une population qui va contenir plus de délinquants. C’est déjà un point de vue centré sur le paradigme policier. »
« On peut craindre un nouvel élan sécuritaire »
À l’Anru, le bilan de l’institution créée en 2004 est perçu positivement. Les missions de l’Anru sont en bonne voie pour « mettre fin aux poches de pauvreté » qui persistent dans les quartiers, affirme-t-elle à Reporterre.
Mais sa politique pousse les opérateurs de la rénovation à diversifier leur offre en logements sociaux, afin d’inciter les classes moyennes à s’installer aussi en banlieue. Une dynamique qui convient tout à fait au projet du Grand Paris en banlieue parisienne, mais beaucoup moins aux habitants des quartiers populaires.
« Le Grand Paris construit des pôles d’attractivité pour les classes moyennes-supérieures : c’est un accélérateur de la gentrification », commente le chercheur Hacène Belmessous, autrice de la Petite histoire politique des banlieues populaires (2022). Sous couvert de rénovation urbaine, les programmes d’urbanisme « sécuritaires » obligent les habitants de quartiers populaires à partir. À Montreuil par exemple, le mètre carré d’un logement à l’achat est à 7 786 euros dans le bas Montreuil, tandis qu’en périphérie, le mètre carré retombe à 4 957 euros à Branly-Boissières.
Alors que les politiques de rénovation urbaine d’après 2005 ont été peu questionnées, quels aménagements naîtront-ils après les récents heurts ? « Aujourd’hui, on peut craindre un nouvel élan sécuritaire dans la politique destinée aux banlieues, comme en 2005 », redoute l’architecte Lucien Gurbert.