Rhône bloqué : les éclusiers font barrage à la réforme des retraites

L'écluse de Reventin-Vaugris à sec, le 30 mars 2023. - © Moran Kerinec / Reporterre
L'écluse de Reventin-Vaugris à sec, le 30 mars 2023. - © Moran Kerinec / Reporterre
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Retraites Eau et rivières LuttesAlors que plusieurs écluses du Rhône entrent dans leur troisième semaine de blocage contre la réforme des retraites, l’amertume monte chez les grévistes face à l’entêtement du gouvernement.
Reventin-Vaugris (Isère), reportage
La navigation sur le Rhône est en panne sèche. Depuis le 16 mars, l’écluse de Reventin-Vaugris, en Isère, est à l’arrêt. Le ventre de l’ouvrage est vide, ses portes closes et ses salariés en grève contre la réforme des retraites.
D’ordinaire, une quinzaine de péniches de fret la traverse quotidiennement. Mais depuis seize jours, les employés de la Compagnie nationale du Rhône (CNR) bloquent la réouverture de ce site et de celui de Bollène, en aval, dans le Vaucluse.
Au bord du barrage hydroélectrique, un entrepôt a été réaménagé en salle commune. Les gardiens du canal y pèlent des patates pour la tambouille du midi. Au menu : purée et merguez grillées. Les grévistes entament leur troisième semaine de blocage.

De mémoire d’éclusier, c’est le plus long mouvement social mené sur le Rhône. « Et les paroles d’Emmanuel Macron ne nous ont pas apaisés, on est partis pour tenir », promet Delphine Peyron, assistante logistique et déléguée CGT qui dort presque chaque soir sur l’écluse depuis le début de la grève.
Pression
Un système de roulement a été mis en place pour maintenir l’occupation jour et nuit. Lyon, Valence, Sablons… Des salariés des sites de la CNR étalés de la frontière suisse aux rivages de la Méditerranée rallient Reventin-Vaugris et Bollène pour soutenir leurs camarades. Objectif : entraver l’axe de transport fluvial pour pousser les navigants à faire pression sur l’Élysée.

Les employés qui tiennent les piquets de grève perçoivent la réforme comme une double peine : rattachés aux industries électriques et gazières (IEG), ils ne pourront plus bénéficier de leur régime spécial de retraite et vont perdre la reconnaissance de pénibilité qu’établit ce statut.
À ce jour, les salariés des IEG cotisent à une caisse de retraite autonome à hauteur de 12,78 % de leur salaire, soit deux fois le taux médian du régime général. Jeune retraité depuis le 1ᵉʳ janvier, successivement agent mécanicien, dessinateur industriel puis chargé d’affaires, Sylvain, 57 ans, craint d’avoir cotisé en vain.
« Si les salariés passent au régime général, les nouveaux embauchés ne vont plus cotiser autant et les ressources de la caisse des IEG vont diminuer. À terme, ça peut précipiter sa disparition. Je ne sais pas si dans 20 ans ma caisse de retraite sera toujours là », dit celui qui a commencé à travailler à 18 ans.

Détricoter ce statut équivaudrait à mettre en péril les avantages sociaux qui y sont liés : en contrepartie d’une grille salariale plus basse qu’ailleurs, les IEG paient une partie de la facture d’électricité des salariés. Un complément de salaire nommé « tarif agent ».
« On grignote pour que ce statut tombe alors qu’on garde toutes les contraintes ! »
« Il est écrit dans le statut que ce tarif est accordé à ceux qui relèvent de la caisse nationale des IGE. Si elle disparaît, le tarif agent disparaît avec, avertit Hervé Laydier, secrétaire CGT de la CNR. On a l’impression que, depuis des années, on grignote pour que ce statut tombe, alors qu’on garde toutes les contraintes ! On a des mécaniciens en roulement 3x8 sur des durées de plus en plus longues. »

La pénibilité est quotidienne pour ces mécaniciens des écluses. Ils interviennent dans des milieux confinés et humides qui les obligent à des postures qui usent leurs corps. Grand costaud en poste à Bourg-lès-Valences, Nicolas décrit : « On a tous des soucis musculo-squelettiques. On a trois collègues qui ont été opérés pour des hernies discales. Moi, j’ai été opéré du canal carpien à 38 ans. »
Cadre d’une équipe, Thomas [*] acquiesce : « On manie beaucoup d’appareils vibratoires, on déplace des charges lourdes, on fait de la soudure dans des endroits confinés, mais les fumées ne sont pas filtrées par les masques… »
Bactéries et peinture au plomb
Du haut de ses 62 ans, Jérôme abonde : « Il y a beaucoup de peinture au plomb sur les vieilles vannes. Une fois, on a eu les bras couverts de boutons après avoir travaillé au contact des boues du Rhône. Les prélèvements n’ont pas réussi à isoler la bactérie responsable. »

À quelques mois de la retraite, Jérôme dit sa peine à poursuivre : « C’est de plus en plus dur, mais j’ai de la chance : mes collègues me ménagent et compensent. Mais pour eux c’est difficile. Sans le travail d’équipe, ça serait impossible. »
Selon Nicolas, la réforme risque aussi d’assécher les effectifs : « Trouver des jeunes qui veulent faire ça sans les avantages va être compliqué. » Un silence passe quand l’équipe finit de détailler la liste de leurs difficultés : « On ne s’en rend pas compte comme ça, mais mis bout à bout, c’est pas mal de risques. »

Trois péniches patientent sur les flots à un jet de pierre du barrage. Propriétaire de l’Hercule, Suzanne est artisane batelière avec son époux et sa fille. Le blocage pourrait lui coûter son métier, se désespère-t-elle au bord des larmes : « J’ai des charges fixes de 22 000 € par mois. On a les assurances et le crédit du bateau à payer… Nous aussi on est impacté par les prix de l’énergie qui augmentent… Si on ne charge pas en avril, je vais déposer le bilan. »
« Les clients ne nous attendront pas »
À bord du Camaël, la vice-présidente de la fédération Agir pour le fluvial, Viviane Dubourg, craint que la filière ne pâtisse lourdement du blocage : « On fait un voyage test avec une entreprise pour savoir s’il est pertinent d’utiliser le fluvial pour diminuer les gaz à effet de serre. On était attendu mardi dernier, on n’est pas sûr que le client reste sur ce mode de transport. Il y a une dizaine de bateaux bloqués dans la plaine de Loire, presque autant à Lyon, c’est près de 30 000 tonnes immobilisées et les clients ne nous attendront pas. »
Si les deux batelières partagent un regard critique sur le passage en force de la réforme des retraites, elles regrettent d’être aussi lourdement pénalisées.

En surface, l’ambiance sur l’écluse est bon enfant. Les grévistes tuent le temps en jouant une partie tournante de ping-pong ou à la pétanque. « C’est fédérateur de vivre des soirées sur place. On a permis aux gars de se rencontrer, apprécie Hervé Laydier. Ce qui nous motive beaucoup, c’est de nous sentir soutenus et compris à l’extérieur. »
Des représentants de Sud Éducation d’un lycée professionnel sont venus leur apporter des croissants un matin. Le pain sur les tables est un cadeau de la Confédération paysanne. Le jour même, un car de CGTistes venus de la centrale nucléaire de Saint-Alban s’est arrêté sur la route d’une action dans l’Ain pour leur témoigner leur soutien.

Mais les conséquences financières des jours grevés pèsent même sur les plus motivés. « Certains me font peur, ils sont en train de se cramer le porte-monnaie », glisse un soutien. Colère et amertume se font sentir devant l’entêtement du gouvernement.
Cran supérieur
Sylvain observe : « Nos gouvernants ne se rendent pas compte de l’investissement qui est mis dans ce mouvement social. Ça dure depuis janvier avec des marches pacifiques. Là, il faut monter au cran supérieur. L’histoire montre qu’il a fallu durcir les mouvements pour gagner des acquis sociaux. »

Venue rencontrer les éclusiers le 30 mars, la députée EELV du Rhône, Marie-Charlotte Garin, trouve « admirable qu’ils tiennent avec une si grande constance et implication collective. C’est grâce à des poches de résistance comme celles-ci que le mouvement peut gagner sans violence. »
Mais la parlementaire perçoit à Reventin-Vaugris une tension en hausse, similaire à celle des manifestations et des autres piquets de grève : « La perspective n’est pas le découragement, c’est la radicalisation. Ce qui m’inquiète c’est que mes collègues de la majorité et le gouvernement ne le perçoivent pas ou choisissent délibérément de l’ignorer. »