SERIE - La folie des grands projets inutiles en Europe

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Grands projets inutilesDe plus en plus gros, de plus en plus chers, de plus en plus inutiles : les « Grands projets inutiles et imposés » (GPII) se multiplient sur le continent européen. Reporterre s’y intéresse en profondeur. Premier volet de notre enquête.
A de nombreuses reprises ces derniers mois, Reporterre a couvert l’actualité des GPII en France : Notre Dame des Landes, la Ferme-usine des Mille vaches, le grand stade à Lyon, le barrage de Sivens dans le Tarn, les projets de centrale biomasse à Gardanne ou à Pierrelatte.
Mais ces projets d’infrastructures ne sont pas une spécificité française ; les pays voisins en Europe voient également se développer sur leur territoire des cas identiques : la gare de Stuttgart en Allemagne, l’aéroport de Ciudad Real en Espagne, le projet de mine à Rosa Montana en Roumanie, ou bien encore le projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin porté conjointement par la France et l’Italie.
La tendance à la multiplication de ces projets prend sa source dans la crise économique et financière des années 2000. « Pour relancer l’économie, on a vu resurgir le mythe des grandes infrastructures. La situation de crise a ainsi conduit les bailleurs publics à soutenir massivement de plus en plus de grands projets », explique Malika Peyraut, chargée de campagne Institutions Financières Internationales aux Amis de la Terre France.
Problème ? L’absurdité de ces projets, qui n’apparaissent guère décidés selon les critères de l’intérêt général : « Ne sont pris en compte ni la volonté des communautés locales ni les nécessités de la transition énergétique. De plus, sur le plan économique, ce sont des investissements très coûteux qui nécessitent un temps long d’amortissement : ce n’est pas non plus cohérent avec les besoins du moment », poursuit Malika Peyraut.
Vers une définition commune
Tous ces projets ont un dénominateur commun : transfusant des fonds publics vers de grandes entreprises privées, ils se caractérisent par un impact écologique important et une planification sans concertation avec la population locale.
La Charte de Tunis, adoptée le 29 mars 2013 lors du Forum Social Mondial de Tunis par les mouvements de lutte contre les GPII, offre une grille de lecture plus fine, au regard de laquelle peut s’apprécier la qualité de grand projet inutile et imposé.

- Au FSM de Tunis, en 2013 -
La Charte constate que :
• "Ces projets constituent pour les territoires concernés un désastre écologique, socioéconomique et humain : destruction de zones naturelles, de terres agricoles et du patrimoine bâti, nuisances et dégradation de l’environnement avec des impacts négatifs importants pour les habitants,
• ces projets n’intègrent jamais la participation effective de la population à la prise des décisions, et la privent de l’accès aux medias,
• face au profond désaccord social que ces projets suscitent, les gouvernements et les administrations agissent dans l’opacité et traitent avec mépris les arguments et propositions des citoyens,
• la justification officielle de la réalisation de ces nouvelles infrastructures et équipements se fait systématiquement sur des hypothèses fausses d’évaluation coûts/bénéfices et de création d’emplois,
• la priorité octroyée aux grands équipements se fait au détriment des besoins locaux,
• ces projets s’inscrivent dans une logique de concurrence exacerbée entre les territoires et impliquent une fuite en avant vers toujours « plus grand, plus vite, plus coûteux, plus centralisateur »,
• le système économique libéral qui domine le monde est en crise profonde, les Grands Projets Inutiles Imposés sont un des instruments qui garantissent des profits exorbitants aux grands groupes industriels et financiers, civils et militaires, désormais incapables d’obtenir des taux de profits élevés sur des marchés globaux saturés,
• la réalisation de ces projets inutiles, toujours à charge des budgets publics, produit une énorme dette, ne génère aucune reprise économique, concentre la richesse et appauvrit les sociétés,
• ces grands projets permettent au capital prédateur d’augmenter sa domination sur la planète, portant ainsi des atteintes irréversibles à l’environnement et au bien-être des peuples, – les mêmes mécanismes qui endettent les Pays les plus pauvres depuis la fin de la colonisation directe sont maintenant utilisés aussi dans les Pays occidentaux".
La Charte de Tunis apparait comme un premier référentiel commun de définition à l’échelle internationale : sont « GPII » les projets qui répondent dans leur ensemble aux critères établis ci-dessus.
Le rôle des institutions européennes

Quel rôle joue l’Europe dans le développement des GPII ? Si la caution politique est attestée par les discours de la relance par les investissements, le principal effet de levier des politiques européennes est économique. Parmi les différents outils de financement européen, deux jouent un rôle majeur dans l’abondement aux GPII :
- Les institutions financières européennes, au premier rang desquelles la Banque européenne d’investissement (BEI). Banque de l’Union européenne détenue par les vingt-sept Etats membres, la BEI est le plus grand bailleur public au monde avec un volume de prêt qui dépassait en 2013 les 70 milliards. Elle finance pour l’essentiel des projets d’infrastructures au sein de l’Union européenne – en 2011, seuls 10% de son activité se tourne hors des frontières de l’Union - autour du transport, de l’énergie ou de l’aménagement urbain, dont La Tribune avait recensé en 2012 les plus conséquents.
Parmi les priorités, avec près de 20 % du portefeuille total de la BEI, figure le secteur énergétique, à l’image du gazoduc transadriatique qui doit remplacer le fameux projet Nabucco. Si les prêts aux énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique représentent près de la moitié de ses engagements, la BEI continue de financer largement l’énergie fossile. Les Amis de la Terre, qui travaillent sur ces questions au sein de la coordination CounterBalance, ont ainsi révélé que la BEI avait financé neuf centrales à charbon – pour 2 milliards d’Euros – en Europe, depuis 2007, tandis que la nouvelle politique énergétique de la BEI ouvre le portefeuille aux gaz de schiste.
- le Fonds européen de développement régional (FEDER), qui finance la politique régionale de la Commission européenne. Son budget de 351 milliards d’euros sur la période 2014-2020 est officiellement affecté au financement de la « cohésion économique et sociale dans l’Union européenne en corrigeant les déséquilibres entre ses régions », qui se traduit par une priorité aux domaines de la recherche & développement, des PME ou de la transition énergétique.
En réalité, ces fonds de la Commission européenne servent souvent au financement de GPII. C’est ainsi que la Pologne a pu financer son programme d’autoroutes, tout comme l’Espagne ou la Grèce, comme le révèle un rapport récent de la Cour des comptes européenne.
Le FEDER agit toujours en cofinancement avec les Etats membres ou les collectivités concernés. Cette gestion partagée rend plus compliquée la lutte contre ces financements à l’échelle supranationale. « L’Union européenne est souvent utilisée comme un tiroir-caisse » dénonce Karima Delli, députée européenne. Elle se félicite, depuis, d’avoir amendé avec le groupe écologiste au Parlement européen les règlements de la Commission pour empêcher le dévoiement des fonds du FEDER : « Les autoroutes sont désormais du ressort du nouveau Mécanisme pour l’interconnexion en Europe. Le FEDER, lui, doit privilégier le multimodal et le transport régional », poursuit-elle.
Autre enjeu prégnant, celui de la transparence et de la disponibilité des informations. Un expert au Parlement européen sur les questions relatives à la politique régionale constate « un véritable manque de transparence vis-à-vis des bénéficiaires. Sur certains projets, comme le canal Seine-Nord, les députés européens dont les circonscriptions sont engagées par le projet ne sont pas au courant. L’enjeu de l’information est essentiel car la mobilisation citoyenne pourrait avoir un rôle à jouer : les régions et les élus locaux, qui cofinancent, pourraient tout à fait remettre en cause le projet… ».
La contestation s’organise et s’internationalise

Plusieurs ONG essayent à Bruxelles d’exercer un contre-lobby pour réorienter les investissements européens. C’est le cas de la campagne Well spent (Bien dépensé)->(http://www.wellspent.eu/], qui réunit les Amis de la Terre et WWF autour de l’ONG CEE Bankwatch, spécialisée dans l’évaluation et l’analyse critique des activités des institutions européennes.
Dans le même temps se construisent des oppositions locales. C’est là un autre trait commun des GPII, selon le collectif Intercoll : « Ils rencontrent souvent, sinon de façon systématique, la résistance des riverains et citoyens ». Depuis quelques années un mouvement social européen consacré à l’opposition aux Grands Projets Inutiles et Imposés s’est développé. A l’image de ce qui s’organise actuellement contre les gaz de schiste ou autour du climat, où les militants convergent au sein d’un collectif unique à vocation supranationale, la lutte contre les GPII tend à se structurer à l’échelle européenne. En décembre dernier, Geneviève Coiffard-Grosdoy expliquait à Reporterre les fondements de la démarche : « Les luttes locales ont commencé à se mettre en réseau, partageant expériences et informations. Car la même logique destructive et corrompue est à l’oeuvre dans tous ces projets lancés en Europe par les gouvernements et les multinationales ».
De premiers outils ont permis de fédérer le réseau, qui peut travailler sur une carte interactive et évolutive des GPII – carte initiée par la revue Mouvements en novembre 2012 - ou se réunir autour d’une date commune, le 8 décembre, identifiée comme la journée européenne contre les GPII.
Surtout, après une première rencontre dans la vallée de la Suse à la fin de l’été 2011, un Forum européen des Grands Projets Inutiles s’est mis en place, qui a organisé ses rencontres annuelles à Notre Dame des Landes en 2012 et à Stuttgart l’année dernière. Le prochain rendez-vous est fixé à Rosia Montana, entre les 8 et 11 mai.