Sans sol et sans soleil : le boom des fermes verticales

De la salade est produite dans cette ferme verticale du groupe Nordic Harvest. - © Thibault Savary/Reporterre
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Agriculture Monde Agriculture urbaineAu Danemark, on cultive de la salade dans un immense hangar grâce aux LED et aux robots. Énergivores mais peu gourmandes en eau, les fermes verticales sont-elles le futur de l’agriculture ?
Taastrup (Danemark), reportage
Pénétrer dans ce hangar de 7 000 m² — l’un des plus grands d’Europe —, c’est plonger dans l’ambiance des films de science-fiction qui ont bercé notre jeunesse. Ce qu’on découvre semble improbable, inattendu et décalé. Protégée par d’imposantes portes métalliques et des caméras de surveillance sur une zone logistique de Taastrup, en banlieue de Copenhague, la ferme verticale du groupe Nordic Harvest produit chaque année 1 000 tonnes de légumes et de plantes alimentaires standardisées, destinées aux humains.
Quatorze étages d’armatures métalliques sur la superficie d’un terrain de football baignent dans une atmosphère humide, à une température constante de 24 °C. Ils rappellent les vastes entrepôts d’un célèbre vendeur de meubles en kit chez le voisin suédois, de l’autre coté du pont de l’Øresund.

12 000 lampes LED tamisées et à dominante mauve (alimenté à 100 % par les éoliennes en mer) irradient douze heures par jour de futures salades en sachet et autres herbes aromatiques qui peupleront les rayons des principaux distributeurs nationaux.
Des robots autonomes, ressemblant à de gros aspirateurs domestiques, ont pour objectif de semer, planter, assister et optimiser inlassablement et sans revendications une production dépourvue d’aléas saisonniers, sans pertes, sans sol et sans le moindre rayon de soleil. Les plantes captives sont sous le contrôle d’une intelligence artificielle, régulée par des logiciels de calcul et des instruments de mesure.

Pas d’insecte, pas de chimie
Dans une salle attenant au cœur de l’usine, de petites mains positionnent et optimisent en cadence des bacs en plastique (contenant les plants) sur de plus grands réceptacles longitudinaux (contenant eau et nutriments) destinés à être intégrés sous les projecteurs. Dans cet espace d’une hygiène irréprochable, la technologie, le temps et des humains en blouses blanches s’agencent autour des pousses de salades. La main du paysan — guidée par sa connaissance séculaire, l’imperfection humaine et le bon sens —, éprouvée par les éléments, est reléguée, écartée et remplacée par la technoagriculture, le manager et la machine.
Le procédé est dit hydroponique, c’est-à-dire qu’il consiste à faire tremper hors sol des racines dans des bassins d’eau stagnante imprégnés d’éléments nutritifs jusqu’à maturité et récolte. Ce fonctionnement permet de réduire la consommation d’eau jusqu’à 95 %, comparativement à l’agriculture classique. Aucun pesticide n’est nécessaire puisque les produits ne sont pas au contact des « nuisibles ». Pas d’insecte, pas de chimie et un bénéfice indéniable pour la préservation des sols. Par ailleurs, la production ne connaît pas la saisonnalité ou les aléas de production.

En empilant verticalement des bacs sur le modèle des étagères de stockage, l’espace est optimisé. Ce caractère vertical permet de produire à grande échelle sans avoir à occuper des espaces urbains, chers ou protégés. Ainsi, pour produire 1 kg de laitue par jour en ferme verticale, 9 m2 sont nécessaires, contre 93 au sein d’une culture traditionnelle.
Dans cette ferme high tech, pas de place pour le circuit court, ou la petite production locale : on parle d’output en tonnes, on voit grand et à long terme pour un marché intérieur de 30 millions d’habitants (projection pour la Scandinavie à l’horizon 2030, selon Nordic Cooperation), rayonnant sur la vente au détail, la restauration collective ou encore l’hôtellerie.

Vers un contrôle total du marché intérieur ?
Si la ferme verticale de Taastrup est pionnière au Danemark, le concept n’est pas nouveau. Déployées aux États-Unis, aux Émirats arabes unis ou en Asie, notamment à Singapour, les fermes verticales répondent à un objectif de production en milieux hostiles ou sous contrainte d’espace. Le Danemark, qui n’est pas une terre pauvre comparativement aux déserts émiratis ou à certaines mégalopoles asiatiques, est néanmoins soumis à différentes contraintes qui ont permis au projet de Nordic Harvest de voir le jour à l’été 2020.
Tout d’abord, la superficie agricole est bornée par la taille du territoire : 60 % des terres sont déjà dédiées à la production agricole, il y a mécaniquement un frein au développement de nouvelles fermes. Ensuite, la main-d’œuvre nécessaire à la récolte et au conditionnement des produits agricoles est peu nombreuse et les vocations agricoles rares. Puis, la pression urbaine et la nature des sols, rocheux et soumis aux rigueurs du climat, limitent les possibilités de diversification du secteur agricole au Danemark. Enfin, les consommateurs scandinaves sont de plus en plus réticents vis-à-vis des importations en provenance des pays du sud de l’Europe, les productions géantes d’Andalousie n’étant pas populaires.

Dans ce contexte, les fermes verticales peuvent être très profitables. Régularité de la production, gestion automatisée et marché local demandeur assurent la stabilité du plan de développement et la rentabilité d’un investissement de 10 millions de dollars en moyenne par ferme. La production d’un entrepôt pouvant fournir 5 % du marché danois, vingt unités identiques, réparties astucieusement sur le territoire pour limiter les coûts logistiques, pourraient permettre un contrôle total du marché intérieur des salades, des plantes aromatiques, de la stevia et des baies (fraises, myrtilles) d’ici à 2030. C’est l’ambition de Nordic Harvest, comme son directeur général, Anders Riemann, l’a expliqué lors d’une journée portes ouvertes aux journalistes.
Laitue, label et subventions publiques
Les arguments « verts » des dirigeants de Nordic Harvest (économies d’eau, énergie renouvelable, zéro pesticide) sont pesés, bien maîtrisés et difficiles à contester. Ils répondent à un certain nombre d’enjeux du moment, et pourraient donner lieu à un vrai soutien institutionnel.
Pour autant, et comme le déplore Anders Riemann, ces caractéristiques ne suffisent pas pour obtenir les labels européens et les subventions qui les accompagnent : si, aux États-Unis, la culture hors sol est considérée comme écologique, sur le vieux continent, les productions hydroponiques et aéroponiques (brume nutritive en suspension) ne font pas partie des critères d’éligibilité aux subventions européennes.

Sur le marché national, des productions « écologiques », libres de pesticides, peu gourmandes en eau et made in Denmark pourraient répondre aux cahiers des charges du ministère de l’Agriculture, de la Nourriture et de la Pêche. Or, si le ministre danois Rasmus Prehn a visité des fermes verticales au Danemark et au Royaume-Uni, s’enthousiasmant pour les potentiels et l’ingéniosité technique de ce nouveau procédé, il n’a pas clairement engagé de politique en leur faveur, même si deux fonds publics participent financièrement au projet, mais sous forme de prêt. Les autorités hésitent, notamment pour une question de consommation énergétique. L’enjeu des labels est important, car les consommateurs scandinaves sont attachés aux labels et les suivent volontiers. Raison pour laquelle Anders Riemann communique beaucoup sur la nécessité de création de nouveaux labels et de nouvelles appellations nationales.
Le régime fiscal danois étant structurellement très incitatif pour encourager la prise de risque des sujets de la couronne et des investisseurs étrangers, Nordic Harvest a misé sur le secteur privé pour lever 62 millions de couronnes danoises (environ 8 millions d’euros) afin de démarrer son projet. L’un des fonds d’investissement, Yes Health, est basé à Taiwan et dédié à l’agrotechnologie. Les sommes levées sont nécessaires pour assurer l’investissement de départ de la ferme alpha, pour poser les bases de la recherche-développement et afin de disposer d’une capacité de financement suffisante le temps que les partenariats déjà conclus avec les distributeurs soient rentables et que les pouvoirs publics se décident.
Au Danemark, le concept de ferme verticale n’est pas encore à maturité, mais son marché dispose d’un grand potentiel de croissance. Si la technologie est en apparence séduisante pour répondre à certains enjeux futurs en matière de production agricole, ses ambitions, faute de soutien public immédiat, reposent uniquement sur l’adhésion des consommateurs. Son caractère dystopique pourrait cependant générer des craintes ou du rejet, a fortiori si les labels de confiance sont dénaturés par ce nouveau procédé s’en revendiquant. Nordic Harvest aura besoin de convaincre pour réussir à s’imposer, avant de peut-être s’exporter vers d’autres horizons.
Fermes verticales : et en France ?
En France, les fermes verticales sur le même principe que Nordic Harvest existent déjà. C’est le cas d’un site à Château-Thierry, dans l’Aisne, lancé par la start up Jungle. Installées sur un ancien site industriel de près de 5 000 m2, une vingtaine de personnes produisent 50 000 plantes sur douze étages, et proposent leurs débouchés aux distributeurs de la région.
Depuis janvier 2021, de grandes enseignes comme Intermarché et Monoprix ont passé des accords avec ce qui constitue la plus grande ferme verticale de France, sur une soixantaine de magasins. Un bon test pour voir comment se comportent les consommateurs, car c’est bien l’enjeu : l’acceptation d’un produit qui pourrait générer du scepticisme ou du rejet.
L’entreprise prévoit de s’implanter dans le Grand Ouest, puis d’embaucher une centaine de personnes d’ici à 2024.