Sécheresse : le reblochon touché, mais pas coulé

Jennifer Donzel passe 8 heures par jour dans les locaux de sa fromagerie pour produire 260 reblochons. - © Léo Pierre/Reporterre
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Quotidien AgricultureDans les alpages de Haute-Savoie, les vaches ont soif et produisent moins de lait. La production de fromage va en pâtir et les producteurs vont devoir monter leurs prix. Mais nous aurons bien du fromage cet hiver.
La Clusaz (Haute-Savoie), reportage
L’herbe sèche et jaune craque sous les pieds. Elle ne doit pas être bonne à brouter, mais les vaches du plateau de Beauregard, sur les hauteurs de La Clusaz (Haute-Savoie), n’ont pas vraiment le choix. Ici, comme ailleurs, la sécheresse fait rage, même si les 1 600 mètres d’altitude les protègent un peu des chaleurs caniculaires. Dans cet alpage, on entend encore résonner le son des cloches de ces belles Abondances à la robe couleur noisette qui produisent le lait du célèbre reblochon. Mais pour combien de temps encore ? Beaucoup d’éleveurs envisagent de redescendre dans la vallée si la pluie refuse de tomber.
Sur les pentes du plateau, à proximité du télésiège des Aiglons, la ferme de la famille Veyrat jouit d’une superbe vue sur le massif des Aravis. C’est dans ce décor de carte postale qu’ils élèvent une quarantaine de vaches ainsi qu’une vingtaine de chèvres pour produire du reblochon, de la tome et de la raclette. Depuis trois semaines, Maxime Veyrat, le fils, descend deux fois par jour au col de la Croix Fry chercher 2 000 litres d’eau en camion. « C’est la première fois que je transporte autant d’eau. Je l’avais déjà fait à la canicule de 2003, mais aujourd’hui, les sources ne coulent pas assez et cela pose un risque sanitaire. »

Même corvée pour ses voisins, la Ferme de Lorette, où toutes les sources se sont taries. Les éleveurs doivent désormais transporter 8 000 litres d’eau par jour depuis le col pour abreuver leurs 70 vaches. « Cela arrive parfois, mais cette année c’est vraiment pire. On passe environ 1 h 30 à faire ça tous les jours. C’est du temps de travail, mais aussi du gasoil qui fait grimper les charges », déplore Guillaume, l’un des éleveurs.
De l’autre côté du plateau, au versant nord, La Ferme des Corbassières vit la même situation. À ceci près que les propriétaires, la famille Donzel, ont fait construire en 2010 une réserve souterraine alimentée par leur source. Un investissement de 100 000 euros qui leur permet de garder leur autonomie, même s’ils sont toujours obligés de trimbaler des tonneaux du précieux liquide à travers les 50 hectares de leur alpage. « On essaie d’apporter l’eau au plus près des vaches, pour qu’elles n’aient pas trop à marcher », explique Yvan Donzel.
L’éleveur de 30 ans a repris la ferme de ses parents il y a dix ans avec sa compagne, Jennifer, 28 ans, qui s’occupe de la fromagerie. Le couple aux yeux bleus et aux cheveux blonds produit 260 reblochons par jour. Non sans difficulté à cause des fortes températures. « Lorsqu’il arrive de l’étable, il est plus chaud, il faut le refroidir. Il faut aussi éviter les courants d’air que n’apprécient pas les ferments, ces bactéries qui ensemencent le lait et qui aiment travailler au chaud », explique Jennifer Donzel. Elle passe environ 8 heures par jour dans sa fromagerie et doit garder ses volets fermés pour conserver au maximum la fraîcheur. Tant pis pour le panorama sur les belles montagnes.

Vers des prix plus élevés
Avec une herbe moins nutritive et des chaleurs aussi fortes, les vaches produisent moins de lait. Le syndicat du reblochon n’a pas encore réussi à évaluer la baisse globale de la production, mais les coopératives estiment en recevoir environ 20 % en moins. Dans un article du Dauphiné libéré, certains parlent d’une chute jusqu’à 30 %.
Pour compenser l’absence d’herbe, les éleveurs vont donner plus de fourrage à leurs animaux. Mais la hausse du prix du foin — à cause de la sécheresse — comme celle des céréales — à cause de la guerre en Ukraine — va peser sur leurs charges.
« Nous n’avons pas encore augmenté le prix du reblochon, mais il faudra sans doute le faire. Même si on a peur que les gens ne comprennent pas. On pourrait faire comme avec la moutarde, et dire qu’on va être en pénurie », dit Yvan Donzel.

Dans tous les cas, le couple pense que la hausse des prix ne sera pas équivalente à celle des matières premières. « On va sans doute se serrer la ceinture », poursuit Jennifer Donzel. Ils s’estiment toutefois mieux lotis que d’autres, car ils transforment eux-mêmes leur lait et vendent une grande partie de leur production en direct, notamment dans le restaurant qui jouxte la fromagerie. Un chalet d’alpage traditionnel aux fenêtres encore bien garnies de géraniums fleuris, où les randonneurs s’attablent pour déguster les produits locaux. À l’intérieur, un livre d’or recense toutes les coupures de presse sur l’histoire de la famille notamment la mère, Marie-Louise Donzel, présidente du syndicat du reblochon et conseillère départementale où elle est vice-présidente de la commission agriculture. « On n’avait jamais connu une telle sécheresse, accentuée par le vent qui assèche totalement les sols », nous dit-elle par téléphone.
Son syndicat travaille avec l’Institut national de l’origine et de la qualité, qui délivre le label AOP, afin d’instaurer des dérogations au cahier des charges en matière d’apport d’alimentation extérieure à l’exploitation. « Nous n’allons pas laisser les bêtes mourir de faim. » Elle nous assure également qu’il n’y a aucun risque de pénurie de reblochon, comme dans le Cantal où la production de salers a été arrêtée. Mais elle confirme que les prix du reblochon vont sans doute grimper cet hiver.
La retenue collinaire, « un besoin vital »
Face à une telle sécheresse, qui risque de se répéter avec le chaos climatique, la famille Donzel se réjouit du projet de construction d’une nouvelle retenue collinaire sur le plateau de Beauregard. « C’est un besoin vital, car nous ne sommes pas dans un désert, nous avons besoin d’eau. Les gens qui manifestent contre ce projet ne pensent pas aux besoins des agriculteurs », regrette Marie-Louise Donzel. « On voit plus de positif que du négatif, tout le monde en aura besoin », renchérit sa belle-fille Jennifer. Elle se rappelle avec amertume la présence policière venue encercler la retenue collinaire qui se trouve en bas de sa ferme. « Les gens voulaient juste la saccager. Ils ne sont pas venus nous voir pour nous demander notre avis. Ils n’étaient pas d’ici. »
La jeune fermière fait référence à la mobilisation contre la retenue collinaire en juin dernier, organisée par une coalition de collectifs écologistes, notamment le collectif Fier-Aravis.

La militante Brigitte était de la partie et se souvient encore « du déploiement surréaliste des forces de l’ordre. Il fallait voir les policiers qui nous ont fouillés et encerclés comme si on était des criminels », s’exclame cette volubile militante à la peau hâlée par les longues randonnées de l’été. Elle nous mène à l’orée d’un chemin à l’entrée du bois de la Colombière, une forêt de conifères qui doit être rasée pour construire la cinquième retenue collinaire de La Clusaz [1].
Un vaste réservoir de 148 000 m3, soit le volume d’une quarantaine de piscines olympiques, sur 3,8 hectares [2]. Officiellement, il s’agit d’assurer l’alimentation en eau potable de la commune, de fabriquer de la neige de culture en hiver et de pérenniser les activités agropastorales. « Au début, ce projet était uniquement dédié à la neige de culture. Ils ont ensuite ajouté la production d’eau potable en faisant peur à tout le monde sur les futurs risques encourus avec la sécheresse », assure Brigitte.
Au pied du bois se trouve une tourbière, classée Natura 2000, où l’herbe est un peu plus verte que dans les alpages voisins. Il pousse même de délicats épilobes, jolies fleurs violettes qui fleurissent encore sur les bords du chemin. « Il y a une demande de dérogation pour 58 espèces protégées. C’est quand même dommage de détruire tout ce patrimoine naturel », poursuit Brigitte. Elle dénonce également des conséquences sur le fonctionnement hydrologique des sources et ruisseaux alentour.

« Ils vont aller chercher de l’eau à la source de la Gonière, et vont la faire remonter sur 3 kilomètres et 300 mètres de dénivelé pour arriver dans la retenue. Nous, on préfère que l’eau reste dans les nappes phréatiques et dans les sources plutôt qu’elle aille croupir dans un trou et qu’elle s’évapore. » Pour autant, les militants écologistes peinent à réunir des soutiens localement. « Les fermiers n’osent pas trop se prononcer. Et l’omerta règne dans le village de la Clusaz, tout le monde a un membre de la famille qui travaille pour la mairie ou dans l’industrie du ski. Certains militants reçoivent même des lettres anonymes et sont menacés », assure Brigitte, qui vit dans une commune située à 10 kilomètres de La Clusaz.
Au vu de l’état des sources, les alpagistes interrogés semblent plus que tentés d’accepter cette nouvelle retenue. Même s’il reste des questions en suspens. « Cette eau stagnante ne sera pas potable, qui va financer l’usine de potabilisation ? Sûrement les consommateurs avec la facture d’eau, et donc aussi les agriculteurs », s’inquiète Maxime Veyrat.
Selon les collectifs d’opposants, qui sont allés décortiquer le schéma directeur du projet, l’infrastructure coûterait au total 11,5 millions d’euros. Qui va régler la facture ? Le syndicat O des Aravis n’a pas souhaité s’exprimer, nous renvoyant vers la mairie de La Clusaz, qui, malgré nos relances, n’a pas répondu à nos questions, préférant nous renvoyer sur son site internet. « C’est un combat de sourds, personne ne veut discuter. Les écolos imposent leur façon de penser et La Clusaz pense à la pérennité de son économie. Si vous enlevez le tourisme, on revient à la situation d’il y a 150 ans. Les gens vont partir, car il n’y aura plus de travail », poursuit Maxime Veyrat. Le tourisme à la Clusaz crée 20 00 emplois locaux, directs et indirects pour un village de 1 700 habitants à l’année.

À la Ferme de Lorette, Guillaume n’est pas opposé à la construction de la retenue, sans pour autant être naïf. « Le premier objet de cette retenue collinaire, c’est le ski. On en est tous conscients. D’ailleurs, si elle avait été destinée seulement aux agriculteurs, je pense qu’elle aurait été beaucoup mieux acceptée par la population », assure le fermier en se dirigeant vers l’étable pour commencer la traite.
Au loin, des nuages noirs s’amoncellent dans le ciel, formant un camaïeu de gris avec les sommets alentour. La pluie tombera le soir même. Une aubaine pour rafraîchir l’atmosphère. Mais il faudra encore beaucoup d’autres orages pour redonner des couleurs aux terres desséchées.