Sortons de notre bulle pour créer un langage commun

- © Juliette de Montvallon/Reporterre
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Durée de lecture : 5 minutes
AgricultureNe jugeons plus en fonction de notre propre réalité, construisons un langage commun, écrit le maraîcher bio Mathieu Yon. Pour y parvenir, il faut apprendre à habiter avec la terre et les autres.
![]() Mathieu Yon.
© Enzo Dubesset / Reporterre
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Le néopaysan Mathieu Yon est chroniqueur pour Reporterre. Il vous raconte régulièrement les joies et les déboires de son installation dans la Drôme en tant que maraîcher biologique en circuit court. |
Les écologistes, après avoir été de doux rêveurs, seraient maintenant des « écoterroristes ». Et les agriculteurs, surtout s’ils sont à la FNSEA [1], ne seraient plus les victimes du consumérisme, mais les bourreaux du vivant. Nous sommes dans l’ère des petits juges, où chaque citoyen devient tour à tour la victime et le bourreau de l’autre. Avec l’avènement du numérique, nous sommes tous devenus des « big brothers », observant les faits et gestes de chaque individu, en le jugeant non plus à partir de sa réalité, mais à partir de la nôtre. Personne n’échappe à ces nouvelles représentations.
C’est pourquoi nous avons la tâche immense d’inventer un autre langage. Un langage qui n’assigne plus à des identités, mais qui prenne le large. Un langage de désertion qui donne de l’air, de la respiration et des lignes d’horizon. Mais de quoi avons-nous besoin pour fabriquer ce langage ?
En premier lieu, nous avons besoin d’un lien quotidien avec les habitants sauvages du monde. Dans mes parcelles, je m’absente de l’autosurveillance des réseaux sociaux. Je m’absente des discours, des jugements. Je me plonge dans le vivant : la rivière et son murmure, les premières frondaisons du chêne. J’écoute les oiseaux qui ignorent royalement leur propre disparition. Ils ne pensent pas à nous accuser, ni à chercher des coupables. Et leur innocence me désarme, littéralement. Ce désarmement est peut-être le début d’un autre langage. Mais comment faire pour que ce langage imprègne aussi nos relations sociales ?
Les mots se forgent dans le quotidien et le coutumier
J’ai grandi dans un hameau à la campagne. Mes parents sont des néoruraux, portés par les rêves et les désirs de Mai 68. Notre maison avoisinait alors une ferme, et mon meilleur ami était le fils de l’agriculteur. Les champs de maïs et les silos à grains étaient nos terrains de jeux. Je mesure aujourd’hui la force de cette amitié : il s’agissait d’une transgression de classe. À travers elle, nous n’étions pas renvoyés à nos milieux respectifs. Nous pouvions inventer des mondes, des langages et des désirs. Nous avions la possibilité de nous soustraire aux impératifs de la reproduction sociale.

Plus tard, chacun est retourné dans son milieu d’origine : les enfants de profs et de médecins pour moi, les enfants d’agriculteurs pour lui. Mon ami a hésité à reprendre la ferme familiale. Il est parti en voyage à l’autre bout du monde. À son retour, il a décidé de prendre la relève. Aujourd’hui, il est céréalier en agriculture de conservation des sols. De mon côté, je suis également parti à l’autre bout du monde. Mais à mon retour, je n’avais rien à reprendre, ni ferme ni métier. Et je suis devenu maraîcher.
Cette amitié m’a donné le goût de l’évasion. Je suis un transfuge de classe, mais pas celui d’un milieu prolétaire vers un milieu intellectuel ou bourgeois. Je suis un transfuge vers la base. Ces transfuges manquent terriblement aujourd’hui. Car il ne s’agit pas d’emporter avec soi les idées et les concepts de sa propre classe sociale, comme un missionnaire laïc essayant de convertir le peuple. Il s’agit au contraire de mettre ses valeurs et ses jugements entre parenthèses, et de faire ce geste dans la durée, tout au long de sa vie. C’est dans le quotidien et le coutumier que les mots se forgent et se fabriquent.
Pour ne pas devenir des feux de paille, ces transfuges devront passer par la prise ou la reprise d’une condition sociale. Il ne suffit pas de s’installer à la campagne ou dans les zones périphériques. Il ne suffit pas de fuir, il faut également apprendre à habiter. Car cette nouvelle condition sociale se goûte avec les mains, dans le quotidien d’un métier ou d’un moyen de subsistance. Devenir paysan, en donnant accès à la terre, permet encore d’effectuer cette traversée. C’est pourquoi il faut des paysannes et des paysans nombreux, comme autant de manières de retrouver un commun et de fabriquer un langage.
« J’ai hâte d’entendre les premiers mots de ce langage »
Lorsque nous partagerons un repas chez un chasseur de Léoncel, que nous irons boire des coups au corso de Beaumont-Monteux (Drôme), lorsque nous irons voir avec un ami si le maïs a levé, que nous l’aiderons à sortir les veaux de l’étable... Nous nous apercevrons peut-être que les céréaliers ne sont pas seulement des céréaliers, que les chasseurs ne sont pas seulement des chasseurs. Nous ferons peut-être sentir, en retour, que les maraîchers ne sont pas seulement des maraîchers, que les écologistes ne sont pas seulement des écologistes. Et nous commencerons à voir que nous essayons tous maladroitement de vivre, avec nos histoires qui boitent et nos héritages imparfaits.
Peut-être qu’un langage commun n’a jamais existé, peut-être que nous allons devoir le fabriquer de toutes pièces. Quand nous étoufferons à l’intérieur de nos assignations, nous ne demanderons plus la permission de leur échapper. Cela deviendra un besoin vital. Nous ne sommes plus très loin de ressentir ce besoin. Nous ne sommes plus très loin de fabriquer un langage. J’ai hâte d’entendre ses premiers mots.