Sur son voilier fait maison, Yann Quénet a fait le tour du monde

Le navigateur Yann Quénet à Saint-Brieuc, le 15 septembre 2022. - © Mathieu Génon / Reporterre
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À cinquante ans passés, Yann Quénet vient de boucler un tour du monde sur un bateau autoconstruit de 4 mètres. À l’heure des « giga-yachts » et des navires truffés de hautes technologies, il défend une manière plus sobre de naviguer.
Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), reportage
On ne sort pas intact d’une rencontre avec Yann Quénet. On toque à la porte du navigateur en adulte responsable, sûre de ses choix de vie et de son programme pour les cinquante prochaines années. On en ressort avec des semelles de vent, l’esprit ébouriffé et une envie irrépressible de prendre la mer.
Âgé de 53 ans, Yann Quénet vient de boucler son premier tour du monde en solitaire, réalisé sur un voilier autoconstruit de 4 mètres. 4 mètres, pour un bateau, ce n’est pas grand-chose : plus long qu’une table à manger, plus court qu’un SUV. L’aventurier nous reçoit dans son atelier de Saint-Brieuc, où il s’est établi depuis son retour à terre, en août. Une odeur de sciure et de vieille pierre imprègne les lieux. Perceuses, marteaux et tournevis recouvrent les murs. Au milieu de ce bric-à-brac trône Baluchon, le minuscule navire sur lequel Yann Quénet a passé les trois dernières années.

« Voilà la bête », sourit le navigateur en caressant la coque grenadine. À l’intérieur, ni cordage exotique, ni voile en carbone, ni aucun des joujoux hypertechnologiques prisés par la plupart des plaisanciers et des coureurs au large. Seulement un matelas orange, un panneau solaire, deux-trois couverts, et quelques bidons pour emmagasiner l’eau et la nourriture lors des longues traversées — l’une d’entre elles, entre la Nouvelle-Calédonie et La Réunion, a duré 77 jours.
À l’heure où les milliardaires s’arrachent des « giga-yachts » de 60 mètres de long, où les voiliers s’équipent de micro-ondes, de climatiseurs et de machines à laver, Yann Quénet a fait le pari de la sobriété. « Pour moi, un bateau, c’est tout simple : une caisse en bois, un mât, un bout de tissu et un gouvernail. Le reste, c’est du superflu. Les radars, les ordinateurs, ça ne sert qu’à rassurer les gens. Ça éloigne du contact avec la mer. »

En bateau, « comme on voyage à pied ou à vélo »
Yann Quénet a construit son voilier seul, en limitant le plus possible les matériaux polluants. L’esquif ne comporte même pas de moteur. « Ça ne sert à rien », dit-il d’un air malicieux. Dans les ports, le navigateur se déplaçait à l’aide d’une simple godille — grande pagaie placée à l’arrière du bateau —, sculptée à la main par des amis artistes rencontrés aux îles Marquises. « On me prenait un peu pour un fou », se souvient-il. Son idée était de voyager en bateau « comme on voyage à pied ou à vélo » : lentement, simplement, et en totale maîtrise des outils présents à bord. « Tout est à portée de main et peut être réparé facilement. Les gros bateaux, c’est pour les grandes personnes. Je ne me considère pas comme une grande personne. »
D’emblée, l’aventurier nous propose un thé. On s’engouffre dans le couloir qui mène à la petite pièce dans laquelle il mange et dort. Sa « cabane », comme il l’appelle. Un lit simple en métal, un réchaud à bois, une bibliothèque débordant de livres d’aventures : l’endroit lui ressemble. L’eau chaude siffle dans la bouilloire. À la fenêtre, les poiriers frétillent dans le vent. Yann Quénet sort des tasses dépareillées, rajuste son pull bleu délavé, vérifie d’un geste souple que son couteau suisse est resté accroché à sa ceinture. « Je suis toujours en train de bricoler, explique-t-il. Si je ne l’ai pas, j’ai l’impression qu’il me manque quelque chose. »

Né d’un père peintre en bâtiment et d’une mère secrétaire administrative, Yann Quénet a grandi loin des mâts et des haubans. « Dans mon milieu, personne ne faisait de bateau. Pour moi, c’était un truc de riches. » Il a découvert la voile « un peu par hasard », via la lecture : Éric Tabarly, Alain Gerbault… « Après ça, tout le monde a envie de partir immédiatement. » Interne dans un lycée de Saint-Gilles-Croix-de-Vie (Vendée), l’adolescent déambulait sur les pontons du port de plaisance. « C’est là que je me suis dit que c’était extraordinaire, ce truc. Tu peux te déplacer uniquement grâce au vent ! Ça me semblait magique. »
Trop timide pour rejoindre une école de voile, Yann Quénet a appris la navigation en autodidacte. « Je m’y suis mis petit à petit. J’ai rénové un vieux bateau, puis j’ai commencé à faire des petits tours dans la baie, à faire quelques erreurs. Il y avait peut-être un peu d’inconscience là-dedans, mais l’enthousiasme balayait la peur. » D’année en année, ses carnets se sont noircis de centaines de plans de bateaux « un peu loufoques », bricolés dans un coin de son garage. « Ça fait plus de trente ans que je ne pense qu’à ça », sourit-il.

Il y a encore quelques années, Yann Quénet était fonctionnaire à la direction départementale de l’équipement des Côtes-d’Armor. « Je faisais des plans de route. Vachement passionnant, ironise-t-il, le visage plissé dans un perpétuel sourire. Je n’étais pas du tout dans mon élément, c’était purement alimentaire. J’ai un fils, il me fallait rapporter des sous pour m’occuper de lui. » L’aventure l’a saisi sur le tard, à l’aube de la cinquantaine. « Dès que mon fils est devenu autonome et qu’il n’avait plus besoin de moi, j’ai démissionné. Je me suis dit, maintenant, je ne fais plus que des trucs rigolos ! »

« M’extirper de toutes les contraintes, des chefs, des patrons »
Aucune crainte, chez lui, de sortir des rails, de ne pas correspondre aux normes. « Ça vient peut-être de mon introversion. Le fait de ne pas trop communiquer avec le reste du monde et d’être dans ma bulle était un handicap, à la base. C’est devenu un avantage. Ça m’a permis de ne pas être trop influencé par les autres modes de pensée. »
Avec sa barbe de vieux loup de mer, sa démarche agile et son regard rêveur, Yann Quénet fait penser à Bernard Moitessier. Ce célèbre navigateur est devenu une icône des déserteurs après avoir abandonné une course qu’il était sur le point de gagner, en 1969, par dégoût de la société industrielle et de ses turpitudes. « J’étais en recherche d’autonomie, de liberté, raconte Yann Quénet. Probablement un peu de fuite, aussi. De m’extirper de toutes les contraintes, des chefs, des patrons, des gens qui vous disent comment faire. »

L’idée de faire un tour du monde a pris racine à cette époque. Premiers essais, premiers échecs. « J’ai coulé », résume-t-il d’un rire léger. En 2015, après plusieurs jours de tempête, son bateau s’est retourné au large du Portugal. Il a été sauvé in extremis par un cargo, après une nuit à se faire balayer par les vagues. L’envie de partir l’a repris dès son retour à terre. « J’avais tout perdu, je n’avais plus aucun moyen financier. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse un bateau rapide à construire, avec les 4 000 euros que j’avais en banque. » La simplicité des formes et des matériaux choisis lui a permis d’échapper aux emprunts et aux sponsors. « Le fait d’être tout petit rend complètement libre. » Et tant pis pour le confort : « Je préfère être dans les nuages que sur un matelas épais. »

La suite : trois années en compagnie des baleines à bosse, des requins-baleines et des dorades coryphènes, à tutoyer les oiseaux marins et regarder frétiller des thons « gros comme la table ». « Ce sont des moments d’extase, presque irréels. Quand tu croises un troupeau de dauphins, que ton bateau soulève des embruns dans un rayon de soleil, tu ne sais pas si tu rêves ou pas. On est un intrus dans ce milieu-là, mais j’avais l’impression d’en faire partie. »
Le Panama, la Polynésie, l’Afrique du Sud, le Brésil… Au fil des grains et des escales, le navigateur a appris à composer avec les éléments. Sur un petit bateau, les tempêtes sont plus impressionnantes. « J’ai pris pas mal de claques, confie-t-il. C’était parfois violent, mais le bateau est tellement simple et léger qu’il se comportait comme un petit bouchon. Je me laissais porter. C’est une autre philosophie que de forcer à toute vitesse dans les vagues, comme avec un gros bateau. J’étais plutôt le jouet des flots. »

L’aventurier gagnait de quoi poursuivre sa route grâce à des petits boulots glanés le long des quais. En mer, il explique avoir appris à « faire avec ce qu’il y a », à se laisser porter par le courant. Jusqu’à lâcher parfois totalement prise. Au cours d’une traversée vers les Açores, l’aventurier s’est retrouvé piégé dans une zone déventée.
« Le bateau n’avançait plus du tout, raconte-t-il. Il m’a fallu prendre les choses comme elles venaient. À un moment, je me suis retrouvé dans une veine de courant qui m’emmenait vers les États-Unis. Ce n’était pas du tout où je voulais aller. Je me suis dit que ce n’était pas grave, que ça devait être bien aussi ! » Il marque une petite pause, sourire farceur au coin des lèvres. « Bon, sur le moment, quand on rationne les paquets de nouilles chinoises et les sardines, c’est un peu plus compliqué ! » rigole-t-il au souvenir de cette mésaventure.
Pas de quoi lui faire remiser son ciré. L’aventurier prépare une nouvelle expédition, cette fois dans les pôles. Toujours sur un microvoilier, construit grâce à ses modestes économies. En attendant le départ, prévu pour l’hiver 2023, il continue de griffonner des plans de bateaux « bizarres, mais néanmoins géniaux », en accès libre sur son site. « La capitalisation, ce n’est pas trop mon truc », sourit-il. Toujours très humble, l’air presque surpris que son expérience puisse intéresser, il assure ne pas s’imaginer « changer le monde ». « J’essaie juste de montrer qu’on peut faire différemment, de manière plus simple et accessible. » Yann Quénet vit peut-être dans sa bulle, mais elle est fort jolie.
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Le tour du monde avec mon Baluchon, de Yann Quénet, aux éditions Le Cherche midi, sortie le 10 novembre 2022. |