Tampons, serviettes : les manipulations d’une industrie toxique

Les marques ont usé d'énormes moyens de communication pour passer aux produits menstrués jetables. - © Pexels/CC/Cliff Booth
Les marques ont usé d'énormes moyens de communication pour passer aux produits menstrués jetables. - © Pexels/CC/Cliff Booth
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SocialTampons et serviettes jetables se sont imposés à la fin du XIXe siècle. Dans « Une histoire des produits menstruels », la chercheuse Jeanne Guien analyse les ressorts du succès de ces produits polluants.
Le consumérisme se cache dans les détails. Il se faufile dans les recoins les plus intimes de nos existences, apposant son empreinte sur les habitudes que nous pensions les plus anodines. C’est ce que montre avec brio la chercheuse Jeanne Guien dans son dernier ouvrage, Une histoire des produits menstruels (éditions Divergences).
Après avoir disséqué l’histoire des gobelets jetables, des mouchoirs en papier, du déodorant, des smartphones et des vitrines dans Le consumérisme à travers ses objets, la docteure en philosophie se penche ici sur trois emblèmes de notre « culture menstruelle » : les serviettes jetables, les tampons, et les applications de suivi des règles. Trois produits dont l’usage, écrit l’autrice, « implique de vivre dans une société consumériste : un monde où avoir, utiliser, partager quelque chose, c’est d’abord acheter quelque chose ».
Comprendre comment Procter & Gamble, Tampax et consorts ont réussi à imposer leur empire jetable — dont le chiffre d’affaires mondial s’élève chaque année à plusieurs dizaines de milliards de dollars — nécessitait un petit détour par les archives. Via une analyse minutieuse des moyens de communication utilisés par ces entreprises depuis leur lancement, à la fin du XIXe siècle, la chercheuse dévoile les ressorts de ce succès. Parmi les principaux : l’entretien, à grand renfort d’encarts publicitaires et de spots télévisés, d’une haine tenace du corps et des dispositifs « faits maison » longtemps utilisés pour absorber les règles.
La honte comme technique de vente
Imitant les « campagnes de la honte » — décrites dans le précédent ouvrage de Jeanne Guien — qui avaient permis de lancer le marché du dentifrice et du déodorant, les industriels du secteur ont savamment créé, puis entretenu, un sentiment « de peur et de honte » chez les personnes menstruées. Les publicités du début du siècle allaient jusqu’à expliquer, détaille la chercheuse, qu’une femme qui avait ses règles (et n’utilisait pas leurs produits) pouvait être « reconnue (et humiliée) à l’odeur ».
Les linges menstruels jusqu’alors utilisés furent qualifiés (sans fondement scientifique) de « dangereux », obsolètes, et responsables de « 60 % des maladies ». « Les serviettes jetables , écrit Jeanne Guien, étaient comparées au téléphone, à la lumière électrique, à l’accès des femmes à l’université […] et les linges menstruels aux grands-mères. »

Cette stratégie publicitaire a confiné à la marginalité les produits menstruels réutilisables, et permis à une poignée de multinationales d’asseoir leur monopole sur le nouveau « marché des règles ». Bien souvent au détriment de l’environnement : les usines d’un des leaders du secteur, Procter & Gamble, ont déversé tellement d’eaux usées dans la rivière Fenholloway, en Floride, qu’elle est devenue la troisième plus polluée des États-Unis, nous apprend la chercheuse. Rien qu’au Royaume-Uni, les tampons et serviettes jetables saturées de plastique génèrent près de 200 000 tonnes de déchets par an.
La comparaison des dispositifs réutilisables à un « âge des ténèbres » a permis à ces entreprises de se présenter comme des révolutionnaires, engagées dans une perpétuelle course à l’innovation technologique. L’industrie, explique Jeanne Guien, a fait preuve de « technowashing publicitaire » : elle n’a cessé d’inventer de nouveaux mots afin de suggérer l’apparition de designs et de techniques inédits, supposément plus efficaces et absorbants.
Matières toxiques
Tant pis si ces « innovations technologiques » ont fait perdre la santé, parfois la vie, à des utilisatrices. Jeanne Guien rappelle que des alertes ont été émises dès 1975 sur le lien entre certaines matières utilisées pour confectionner les tampons et la production de toxines bactériennes.
Procter & Gamble a pourtant continué de vendre jusqu’en 1980, des tampons « super absorbants » dont les gels libéraient, en se liquéfiant, du glucose nourrissant le staphylocoque doré. Une bactérie responsable du syndrome du choc toxique, une maladie infectieuse, parfois létale. Ce cas, analyse la chercheuse, « est typique de la surenchère à l’innovation, à la discrétion et à la protection qui caractérise ce secteur, qui profite directement de la honte qu’elle encourage dans sa publicité ».
Ce mépris sanitaire se poursuit aujourd’hui. Le secteur ne fait l’objet d’aucune régulation, et la liste des ingrédients de l’immense majorité des tampons reste inconnue. L’emploi de produits chimiques pour blanchir le coton est toujours d’usage, en dépit de ses conséquences sanitaires et environnementales. Ce problème contient également une dimension néocoloniale, longuement explorée dans le livre. En 2019 et 2020, des tests ont ainsi montré que les serviettes Always vendues au Kenya contenaient du polyéthylène, une matière plastique pourtant retirée des serviettes hygiéniques américaines, canadiennes et européennes dès 1996 en raison de sa dangerosité.

Les produits menstruels jetables ne se résument cependant pas à ces questions sanitaires et environnementales. Au terme d’un exposé stimulant et riche en informations historiques, Jeanne Guien défend l’hypothèse selon laquelle ils auraient également été un outil de domestication des corps, renforçant les normes de genre. La course à l’innovation défendue par les industriels du secteur repose en effet, écrit-elle, « sur l’idée fondamentale que les produits menstruels doivent servir à dissimuler les règles et le statut de personne menstruée, qui ne correspondent pas aux standards de la “féminité” ».
Clichés de genre
Les applications de suivi des règles en sont le dernier avatar. Au-delà de fournir aux géants du numérique de précieuses données sur l’état physiologique et émotionnel de leurs adeptes, qui peuvent ensuite être réutilisées à des fins de ciblage publicitaire, ces applications servent « un idéal d’accroissement de la productivité et de la vitalité du corps », écrit la chercheuse.
Chaque phénomène physiologique y est quantifié, analysé et contrôlé par le truchement du smartphone. Les clichés de genre y sont allègrement reproduits. L’application Glow invite ainsi ses utilisatrices en phase d’ovulation à « porter des sous-vêtements séduisants », et leur partenaire à acheter des fleurs.
Tout comme les tampons et les serviettes jetables, ces applications ne sont, selon la chercheuse, qu’un énième symptôme du consumérisme de nos sociétés, où « tout est fait pour enfermer les consommatrices dans un face-à-face avec un objet ». On pensait innocemment acheter des petits bouts de coton. On se rend compte, en lisant Jeanne Guien, qu’ils sont bien plus que cela.
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Une histoire des produits menstruels, de Jeanne Guien, aux éditions Divergences, sortie le 10 février 2023. 240 pages, 18 euros. |