Une autre forêt est possible

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ForêtsAlors que la loi sur l’agriculture et la forêt sera discutée mercredi à l’Assemblée nationale, des voix nombreuses s’élèvent contre une vision productiviste de la gestion forestière. Car une autre forêt est possible, comme le montre le collectif du beau massif de Saint Gobain, dans l’Aisne.
- Saint-Gobain (Aisne), reportage
A perte de vue, le long des larges allées, les feuilles des arbres ont encore toutes la couleur vert tendre des jeunes pousses du printemps. « C’est une forêt de feuillus typique du Nord de l’Europe : on trouve du chêne, du hêtre, du frêne, des merisiers, des charmes, etc. », détaille Yvain. Originaire de Saint-Gobain, bourg de deux mille trois cents habitants dans le département de l’Aisne, à 130 km au nord de Paris, il a une formation de technicien forestier et fait partie du collectif Forêt Vivra, constitué pour réfléchir à l’avenir des treize mille hectares de la forêt de Saint Gobain. « C’était une ancienne forêt royale, c’est pour cela qu’elle a été préservée et qu’elle est aussi grande », dit-il.

Là où le promeneur lambda ne voit qu’une étendue d’arbres, Yvain reconnaît un mode d’exploitation de la forêt. Il s’arrête devant une parcelle : les arbres font tous la même taille, les troncs sont bien droits et de même diamètre. La vue est dégagée, sans broussailles, taillis ou branches basses. « C’est une exploitation en fûtaie régulière, explique-t-il. Tous les dix ans, on coupe quelques arbres pour faire une éclaircie et laisser les plus beaux grossir. Puis à la fin on coupe tout et on replante. »
Une gestion « aberrante »
Ce sytème d’exploitation de la forêt est aberrant, juge Fabien, autre membre fondateur du collectif. « C’est économiquement rentable à court terme. Mais on coupe les arbres de plus en plus jeunes, on détruit notre capital. » Une fois coupé, un jeune arbre servira à faire des panneaux de bois bas de gamme ou des granulés de chauffage. Alors qu’un vieil arbre peut servir à faire des meubles et sera vendu beaucoup plus cher. Plus l’âge des arbres diminue, plus la forêt perd de la valeur... « En plus, c’est un lourd investissement quand il faut replanter », ajoute Yvain.
« La fûtaie régulière est un système qui a été mis en place après guerre, quand on a replanté les forêts françaises », raconte-t-il. C’est le mode d’exploitation privilégié par l’ONF (Office National des Forêts), particulièrement dans les forêts de feuillus du nord de la France. « Ce sont des forêts très productives : les sols sont fertiles et on ne manque pas de pluie. C’est là que l’ONF fait de l’argent. » Car l’ONF est un EPIC (Etablissement public à caractère industriel et commercial) : il se doit d’avoir une certaine rentabilité.
Une gestion de la forêt qui pose aussi problème d’un point de vue écologique. Elle pousse à couper les arbres quand ils sont encore jeunes (à 40 ou 60 ans, un arbre est encore un adolescent). Or, « plus un arbre est vieux, plus il a un rôle écologique fort. Sans vieux arbres, tout un tas d’espèces n’ont plus d’habitat dans la forêt » , explique Camille, lui aussi formé comme technicien forestier et membre du collectif.
Enfin Fabien y voit également « une aberration sociale. Les gens sont choqués quand on coupe la forêt, ils ne comprennent pas. » Pour bien comprendre, direction Saint-Gobain. A quelques centaines de mètres de l’entrée du village, tout une partie de la forêt a été coupé à ras. Les troncs s’entassent sur le bord de la route. Et à la place des arbres, une épaisse broussaille de ronces occupe le terrain. D’un côté, quelques grands chênes sont restés debout : « On a coupé tout ce qu’il y avait autour pour qu’ils se retrouvent dans un environnement de lumière inhabituel. Cela les pousse à faire des glands pour se reproduire et l’année prochaine sans doute, on les coupera aussi. »
Sur la parcelle d’à côté des pousses de moins d’un mètre sont entourées d’un filet : « C’est pour les protéger des cervidés », explique Thierry, lui aussi membre du collectif Forêt Vivra. Au fond, un massif de jeunes arbres, tous identiques et plantés en allées rectilignes, permet d’imaginer ce que cela donnera dans 30 ans.
« Jardiner » la forêt, plutôt que « l’exploiter »

- Fabien, Yvain, Thierry et Camille -
C’est parce qu’ils étaient exaspérés par cette gestion de la forêt, qu’un soir après une conférence-débat sur le thème, ils ont décidé de s’organiser en collectif. Ils organisent régulièrement des réunions, auxquelles assistent une trentaine de personnes, originaires du coin : il s’agit de forestiers, d’écolos, de naturalistes, d’artisans du bois, d’artistes, ou simplement d’habitants qui n’en peuvent plus des coupes claires...
Leur grand projet est de proposer un « aménagement » alternatif de la forêt de Saint-Gobain. Toute forêt gérée par l’ONF doit avoir un tel plan. Le prochain devrait ici entrer en vigueur dans sept ans. Avec des professionnels de la forêt et des scientifiques experts du domaine, le collectif compte donc proposer une « sylviculture irrégulière et continue proche de la nature ». Il s’agit de mélanger les essences, les âges, les tailles d’arbres. « On coupe les arbres un par un, on les sélectionne pour laisser pousser les autres », explique-t-il. Les arbres vieillissent plus vieux. Le bois mort, ou les petites branches sont laissés sur place, pour permettre à l’humus du sol de se renouveler. Certains arbres remarquables sont aussi laissés en place jusqu’à leur mort.
Idée originale dans le milieu de la sylviculture, ils voudraient aussi que 15 à 20 % de la forêt soit préservée sous forme de réserves où l’homme n’interviendrait pas. « Ce n’est pas du tout dans la culture des forestiers, note Camille. En Europe pour les forestiers il est acté qu’une forêt est gérée, la naturalité de la forêt n’est jamais évoquée. »
Fabien reprend : « L’exploitation en fûtaie régulière part du principe que l’homme domine la forêt. » Le collectif veut donc proposer une autre vision. « Il s’agit de jardiner la forêt plutôt que l’exploiter. De respecter l’écosystème en laissant le temps et l’espace à la nature pour qu’elle puisse s’équilibrer et donner ce qu’elle a à donner. »
Une filière locale, plutôt que chinoise

- Troncs destinés à la Chine, les codes-barres identifient lot et acheteur -
Et ce n’est pas un doux rêve d’amoureux de la forêt. « Cela existe déjà, précise Yvain, et répond également à une logique économique, mais de long terme ». Il désigne des troncs stockés au bord de l’allée : « La majorité sont achetés par des Chinois. Ils les transforment en meubles puis les renvoient en Europe pour les vendre. » Mais ce bois ne pourrait de toutes façons pas être transformé dans les environs. « Il n’y a plus qu’une seule scierie autour de Saint-Gobain », déplore Fabien.
Il faut donc relancer une filière locale du bois. C’est ce qu’ont commencé à faire Yvain et Fabien, avec leur SCOP (Société coopérative et participative). Gink’oop fabrique des cabines de toilettes sèches, puis les vend ou les loue à des festivals et autres événements de plein air. L’affaire marche bien et emploie déjà trois personnes. Surtout, les toilettes sont fabriqués à partir de bois local. Certaines pièces viennent de plus loin en France, mais d’une société gouvernée en autogestion. Et bientôt, tout le bois sera 100 % local.
Yvain et Fabien commencent à se diversifier et fabriquent aussi des bacs pour les déchets recyclables en plastique, ou des toilettes sèches à mettre à la maison. Ils ont aussi aménagé l’épicerie bio qu’ils viennent de lancer avec leur SCOP dans le village. A terme, Fabien imagine même réaliser des habitats en bois écologiques. Le tout en matériau local et traité seulement avec des produits non polluants.

- L’épicerie bio, avec meubles en bois local -
Mais ces débouchés sont infimes, comparés aux milliers de tonnes de bois produites chaque année par la forêt de Saint-Gobain. Le projet du collectif est donc de créer un « Pôle Bois », où l’on pourrait « le scier, le sécher puis le valoriser », explique Camille. Ils voudraient même installer un magasin pour vendre ce bois aux artisans du coin, mais aussi aux particuliers : « Ils pourraient venir acheter leur planche ici plutôt que d’aller chez Bricorama. » Le « groupe économie » du collectif prépare une étude de marché pour connaître les besoins de tous les professionnels qui utilisent du bois dans la région. Pour garantir la qualité de cette filière locale, ils proposent même de créer un label « Sylviculture Durable », « comme le bio en agriculture ! » s’enthousiasme Yvain.
« Recréer une culture populaire de la forêt »
Ainsi, leur projet d’aménagement rappellerait que la forêt a bien trois fonctions : économique, écologique et sociale. « Elles sont inscrites dans la loi française », indique Fabien. Mais l’économique a pris le dessus. Alors pour ne pas oublier la fonction sociale, le collectif a aussi monté un groupe « vie en forêt ».
Thierry veut réapprendre aux promeneurs à regarder la forêt. « La plupart des gens ne sortent pas des grandes allées. Ils marchent mais ne s’arrêtent pas, n’observent pas et ne s’aventurent plus dans les sous-bois. » Tous les mois, il organise déjà des balades en forêt, par exemple avec un spécialiste des oiseaux. Il compte aussi « faire revivre le rapport légendaire à la forêt » grâce à des contes, et retrouver les fêtes traditionnelles des anciens corps de métiers qui y vivaient, comme les charbonniers.
Le rapport « émotionnel » à l’arbre doit aussi être respecté. « On pourrait sélectionner des arbres remarquables pour les préserver », suggère Thierry. Des arbres tordus, « qui sont beaux sans être bons économiquement. » En résumé, « il faut qu’il y ait le plus de monde possible qui s’intéresse à la forêt », insiste Thierry. Yvain aimerait aussi que les forestiers rencontrent le public, lui expliquent la forêt. « Aujourd’hui les gens croient que la forêt c’est naturel. Ils ne savent même pas que c’est géré ! Il faut recréer une culture populaire de la forêt. »
