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Verdun : un havre de paix sur le champ de bataille

Un siècle après, les lieux de la terrible bataille de Verdun sont devenus une forêt sereine où s’épanouissent une flore et une faune uniques en France.

-  Verdun (Meuse), reportage

Le sentier s’enfonce dans une forêt luxuriante, entre les fougères et les hêtres. La lumière traverse, timide, l’épais feuillage. « C’est un petit val qui mousse de rayons », dirait Arthur Rimbaud. Pourtant, ce vallon aux pentes adoucies par la mousse porte un nom bien sinistre : le Ravin de la mort. Il y a cent ans, des milliers d’hommes y ont perdu la vie. Aujourd’hui, oiseaux et grenouilles composent une symphonie printanière des plus apaisantes. Il faut grimper au sommet de la colline pour que l’histoire se rappelle au promeneur. Là-haut, l’imposant ossuaire de Douaumont domine un champ de croix blanches. Des milliers de soldats reposent ici, parmi les 300.000 qui tombèrent lors des dix mois de la bataille de Verdun, en 1916.

Le cimetière de Douaumont.

Aujourd’hui, « la nature s’est réapproprié les lieux », explique Frédéric Hinschberger, de l’Office national des forêts (ONF). Des tritons palmés ou crêtés se sont installés dans d’anciens trous d’obus transformés en mare. Des colonies de chauve-souris nichent dans les anciens abris. « La guerre a créé de nouveaux milieux, qui sont autant de nouveaux habitats pour la flore et la faune », note l’ONG Humanité et Biodiversité dans un article. « Une richesse exceptionnelle », que M. Hinschberger tente aujourd’hui de valoriser.

Il aime ramasser les éclats d’obus comme d’autres des champignons 

« La nature vient apporter un message d’espoir, de renaissance », ajoute-t-il. Symbole de ce renouveau, le crapaud sonneur à ventre jaune — une espèce protégée — a élu domicile dans les ornières humides des crêtes, profitant de la tranquillité des lieux. Ils seraient plus de 13.000 individus, soit une des plus grosse populations de l’Hexagone. Dans les bois, des poiriers de plus de dix mètres, vestiges des vergers d’avant-guerre, ont rejailli. Et dans les prairies autour de la nécropole de Douaumont, des orchidées bleues, blanches ou roses déploient leurs couleurs chatoyantes. Côté paysages, c’est une « mosaïque de milieux, des plus secs aux plus humides, des plus ouverts aux plus fermés », décrit Humanité et Biodiversité.

Le Ravin de la mort.

Plus surprenant encore, certaines plantes originaires d’Allemagne ou des États-Unis, telles la laîche fausse-brize ou l’herbe aux yeux bleus, se développent depuis un siècle sur l’ancien lieu de combat. Cette « flore obsidionale », comme on l’appelle, témoigne de cet écosystème unique, mélange entre passé et présent.

Car la biodiversité faunistique, floristique et paysagère de Verdun n’est pas le fruit du hasard, mais de « cent ans de gestion forestière sur une terre détruite », rappelle Frédéric Hinschberger. Au sortir de la guerre, le champ de la bataille de Verdun — 10.000 ha en tout — est une terre extrêmement polluée, entièrement rasée, minée... bref, inhabitable. « Imaginez, 60 millions d’obus tirés, ça fait 10 obus au mètre carré, compte Gérald Colin. Encore aujourd’hui, on retire près de 20 tonnes de ferraille par an. » Passionné d’histoire, cet agent de l’ONF anime aujourd’hui des balades touristiques. Il aime ramasser les éclats d’obus comme d’autres des champignons.

Frédéric Hinschberger, de l’Office national des forêts, dans un boyau de la Première Guerre mondiale.

Pour empêcher la réinstallation des habitants, l’État exproprie les terres et les confie en 1923 à l’ONF. Après de longues opérations d’assainissement — pour retirer les cadavres et une grande partie des armements — se pose la délicate question du devenir du champ de bataille. Les associations d’anciens combattants, dans leur grande majorité, veulent laisser les lieux « en l’état », et s’opposent au reboisement.

Mais les agents forestiers, qui ont souvent combattu au sein des bataillons de chasseurs à pied, font valoir d’autres arguments : replanter des arbres permet de mieux conserver les lieux. « Pour préserver la morphologie et la topologie des sols, avec les tranchées et autres boyaux, rien de mieux que des arbres, explique Frédéric Hinschberger. Avec leur feuillage, ils réduisent fortement la lumière au sol, empêchant ainsi la végétation de se développer et de recouvrir les trous. » Limiter l’érosion de même que l’urbanisation, voilà qui finit par convaincre les anciens combattants.

Gérald Colin, de l’ONF, devant un abri.

À partir de 1927, les forestiers se lancent dans un reboisement de grande envergure. En moins de dix ans, 38 millions de plants seront ainsi semés sur les 10.000 ha du domaine de Verdun. On choisit des résineux, qui croissent vite et sont peu exigeants, car les sols sont totalement bouleversés — des épicéas et des pins d’Autriche, apportés par les Allemands en rétribution de la dette de guerre. Peu à peu, les sols se reconstituent et les bois s’installent, « cachant sous un épais couvert l’horreur de la guerre », note Frédéric Hinschberger.

Un mille-feuille de protections 

Dans les années 1970, l’ONF décide de transformer ce boisement de résineux en véritable forêt, en introduisant des feuillus. La biodiversité explose, tandis que pins et hêtres viennent alimenter les papeteries et les scieries de la région. Aujourd’hui, les forestiers exploitent près de 50.000 m3 de bois chaque année.

L’étang de Vaux.

Sylviculture, tourisme (400.000 visiteurs par an), pèlerinage, archéologie. La forêt de Verdun se trouve aujourd’hui à la croisée de plusieurs mondes. « Tout le monde se dispute le lieu », note Frédéric Hinschberger. Pas facile en effet de concilier les intérêts de l’évêché, qui gère l’ossuaire, des anciens combattants, des forestiers, des élus locaux, des associations environnementales, de l’armée, des chasseurs. « C’est parfois lourd et compliqué, avoue Joël Day, l’un des sept agents de l’ONF à Verdun. Dans certaines zones, entre les crapauds protégés qui se reproduisent, les champs de tir pour les soldats, les commémorations et la météo, il reste quelques jours par mois où l’on peut travailler. » Une tâche d’autant plus difficile que les moyens de l’administration forestière ne cessent de décroître.

Un crapaud sonneur.

À tout cela s’ajoute un mille-feuille de protections. Outre les nombreux monuments historiques, le domaine comprend 920 ha en site classé depuis 1932, des mesures spéciales pour le crapaud sonneur, et fait partie de la zone Natura 2000 nommée Corridor de la Meuse. « Ces dispositifs permettent de préserver le patrimoine naturel et historique de Verdun, rappelle Frédéric Hinschberger. Mais ils ne doivent pas non plus figer le lieu. » L’ONF travaille aujourd’hui à la valorisation de la forêt, à travers notamment la création de sentiers pédestres (une souscription a d’ailleurs été lancée), et une labellisation du domaine comme Forêt d’exception.

Un retranchement recouvert par la végétation.

Une forêt qui transcende le passé, comme le dit bien Frédéric Hinschberger : « Malgré la guerre, les paysages de Verdun portent aujourd’hui un apaisement, une quiétude retrouvée. »

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