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ReportageAlternatives

À Bruxelles, on échange les encombrants pour éviter de jeter

À Bruxelles, la boutique Troc & Brol récupère les encombrants des habitants du quartier des Marolles pour en faire profiter leurs voisins.

Bruxelles (Belgique), reportage

Vêtus de manteaux orange vif arborant le nom de la capitale belge, Antoine et Harold déposent deux charrettes bien remplies sur les pavés de la rue des Capucins, entre les numéros 26 et 28. Depuis le 23 novembre 2022, c’est ici que Troc & Brol, à la fois local de récup et magasin de seconde main, a pris ses quartiers, en plein cœur des Marolles.

Les deux hommes déchargent les affaires à l’arrière de la boutique : des chaises, une petite table, une valise et plusieurs sacs contenant principalement des vêtements. Le tout a été donné par un résident du quartier. « Il nous faudra encore deux ou trois allers-retours pour tout récupérer », estime Antoine Godeaux, l’un des trois coordinateurs de ce service public atypique. Le concept ? Débarrasser les habitants de leurs encombrants et les faire profiter à d’autres.

Antoine, responsable du magasin, aide un client qui amène un bureau. © Gaëlle Henkens / Reporterre

« Beaucoup de personnes vivent dans des logements sociaux de petite taille et n’ont plus d’espace pour vivre », explique Harold Ingber. Le projet, mis en œuvre par la ville de Bruxelles dans le cadre d’un contrat de quartier durable s’étendant de 2018 à 2023, entend répondre à une problématique locale.

« Le service public de la propreté fait face à de vrais problèmes de gestion des déchets », poursuit Harold. Dans les Marolles, où résident près de 30 000 habitants, entre 2,5 et 4 tonnes de dépôts clandestins sont ramassés chaque jour par les agents de nettoyage. Un phénomène expliqué en grande partie par l’absence de déchetterie à proximité. D’où l’idée, dans un premier temps, d’en créer une au sein du quartier. « On s’est vite rendu compte que le concept était dépassé, dit Harold, car la plupart des objets sont des ressources réutilisables. »

Harold, responsable du projet, prépare le thé et le café pour les clients et visiteurs. © Gaëlle Henkens / Reporterre

Revaloriser plutôt que jeter… C’est finalement une recyclerie locale qui a vu le jour dans les locaux d’une ancienne « gueuzerie » [1]. Électroménager, meubles, livres, vaisselle… tout est accepté, trié et remis à disposition des habitants via un magasin 100 % gratuit ouvert les jeudis et vendredis après-midi.

Les pièces en trop mauvais état — peu de choses, en somme — sont entreposées dans une alcôve et récupérées par le service propreté de la ville de Bruxelles. « Que ce soit le politique, l’administration ou le citoyen, tout le monde s’y retrouve avec ce projet », dit Antoine.

Les objets sont disposés dans le magasin sous forme de petites mises en scène. © Gaëlle Henkens / Reporterre

Trois matinées par semaine sont consacrées à la collecte des encombrants à domicile. Pas plus de trois rendez-vous sont prévus à la fois, une façon de prendre le temps et de soigner la relation. « Ce sont surtout des personnes âgées qui nous sollicitent et, clairement, c’est notre public cible. C’est pour elles qu’on se déplace, car, bien souvent, elles sont incapables d’évacuer par elles-mêmes », dit Antoine. D’ailleurs, les deux coordinateurs doivent se presser car ils sont attendus par une dame. Direction la rue Haute, à quelques centaines de mètres.

Harold et Antoine poussent leur charrette sur la voie publique, au milieu du trafic routier, des coups de klaxons et de l’effervescence de la ville. Ils longent la place du Jeu de Balle et son célèbre marché aux puces qui se tient chaque jour de l’année. « On est facilement acceptés dans l’espace public car tout le monde utilise la charrette par ici », remarque Harold, avant d’arriver à destination.

Le numéro de téléphone d’Antoine, le responsable du magasin, est présent partout. Il est nécessaire de prendre un rendez-vous pour programmer un enlèvement. © Gaëlle Henkens / Reporterre

La dame accueille les deux hommes en bas de l’immeuble. Elle souhaite désengorger l’appartement de sa mère afin de pouvoir à nouveau l’accueillir dans de meilleures conditions. « J’ai tout trié, j’essaye de garder le plus beau mais je ne peux plus continuer comme ça », confie celle qui a longtemps exercé dans le social. Selon elle, sa mère a accumulé des objets pour compenser un manque affectif.

Vu la quantité à prélever, là aussi, il faudra revenir. En attendant, Harold et Antoine s’attaquent au plus gros morceau : le réfrigérateur encombrant la cage d’escalier. « Au moins, ça fera plaisir à d’autres personnes », se réjouit cette ancienne résidente du quartier, où elle a passé toute sa jeunesse. « Les Marolles, c’est particulier, dit-elle. Les gens sont gentils, ils s’entraident. C’est comme un petit village où tout le monde se connaît. »

Une cliente emporte un bureau et est aidée par un habitant du quartier pour l’emmener jusqu’à sa maison. © Gaëlle Henkens / Reporterre

Par sa dimension sociale et humaine, Troc & Brol s’intègre parfaitement au sein d’un paysage local caractérisé par une frange populaire importante et un gros tissu associatif. « Le fait d’avoir construit ce projet un an et demi avant l’ouverture du magasin nous a permis de connaître les gens et de former un réseau », dit Harold Ingber autour d’un café, au comptoir de l’espace détente du magasin.

Pour les deux coordinateurs, cet ancrage est le meilleur moyen de gagner la confiance des riverains et de comprendre leur situation. « Certaines personnes arrivent sans rien et doivent s’installer rapidement, observe Harold. Inévitablement, elles vont chercher les trucs les moins chers. C’est un rapport à l’objet très utilitaire, dans l’instant et non dans la durée. »

Harold fait du réassort de vaisselle. © Gaëlle Henkens / Reporterre

Dans ce contexte, la création d’un espace comme Troc & Brol, où l’échange et l’entraide sont de mise, a tout son sens. D’autant que nombre d’objets sont quasi neufs. Un constat qui, selon Antoine, donne matière à réfléchir sur notre rapport collectif au matériel et son emprise sur nos vies, sans volonté aucune de culpabiliser.

Par souci d’inclusivité, la petite équipe a contacté un bureau de graphisme pour aménager le local et en faire un lieu qui soit « beau, chaleureux, propre mais pas trop lisse », dit Harold, pour qui « aller dans un magasin de seconde main ne doit pas nous rappeler notre condition sociale ».

Une habitante du quartier vient amener du stock pour le magasin. Antoine l’aide à transporter les objets. © Gaëlle Henkens / Reporterre

14 h, ouverture du magasin. Chaque entrée est soigneusement notée dans un carnet par Antoine. Aux nouveaux arrivants, le coordinateur explique le fonctionnement et, avant tout, la démarche du projet. « J’aime bien dire aux gens : “Ici tout est gratuit mais rien n’est pour rien. Le prix est que vous ayez compris.” »

Si l’endroit est ouvert à tous, le service est réservé aux habitants du quartier, qui peuvent prélever une pièce par semaine. Sauf avec les vêtements, qui constituent 40 % des entrées et sorties. Là, on peut avoir la main lourde. Aucun contrôle des papiers n’est effectué pour prouver d’où l’on vient, il suffit de placer sa maison sur un croquis mural.

La carte du quartier populaire des Marolles, rayon d’action du magasin. © Gaëlle Henkens / Reporterre

Sur un autre pan du mur, des photos affichent les portraits des balayeurs des Marolles. « Ce sont nos collègues directs. C’est une façon de les remercier et de mettre à l’honneur leur travail quotidien », dit Antoine. Dans ce lieu sobre mais coloré, l’ambiance est conviviale et décontractée.

Certains sont des habitués, comme Évelyne, qui habite un petit studio à quelques rues d’ici. « C’est un chouette projet car ça évite le gaspillage », dit-elle tout en se servant un café. Celles et ceux qui le désirent peuvent filer un coup de main, trier et ranger les affaires. Une aide précieuse pour Antoine, qui gère tout seul le magasin.

Antoine discute avec un client en prenant un café. © Gaëlle Henkens / Reporterre

Prochaine étape : former une équipe de bénévoles afin d’assurer une permanence tournante. D’autres projets sont en route : Repair Cafés, « Toolothèque » (ou « outithéque) », réinsertion socioprofessionnelle… Si les idées ne manquent pas, un impératif s’impose : « On consolide d’abord avant d’ouvrir le champ aux envies de chacun », souligne Antoine.

À terme, l’équipe rêve de mobiliser l’ensemble des acteurs locaux — brocanteurs, antiquaires, artisans — dans le but de favoriser les échanges et les savoirs, mais aussi de réveiller les imaginaires, notamment chez les jeunes. « Dans un environnement urbain cloisonné de toutes parts, Troc & Brol pourrait être un espace de créativité et de libération de la pensée. »



Notre reportage en images :


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