Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

ReportageSports

Au Grand-Bornand, le biathlon vaut bien une entorse au climat

Au Grand-Bornand, la Coupe du monde de biathlon se tient grâce à de la neige artificielle acheminée par camions. Sportifs, fans et certains habitants s’agacent de cette « fausse polémique » qui crée un malaise dans la station.

Le Grand-Bornand (Haute-Savoie), reportage

« La neige apportée par camions ? Bien sûr que j’ai vu les images. » Dans les coulisses du mondial de biathlon, dont une épreuve se déroule au Grand-Bornand (Haute-Savoie) du 15 au 18 décembre, le coureur de l’équipe de France Émilien Jacquelin réagit à la polémique, largement reprise par la presse française. « Que celui qui est irréprochable jette la première pierre », déclare en conférence de presse le biathlète français, double médaillé d’argent aux Jeux olympiques de 2022 à Pékin, les joues rosies par une bonne heure d’entraînement.

Un avis partagé par d’autres sportifs, fans et habitants rencontrés par Reporterre. Du stade de biathlon au centre du village, l’agacement est palpable. Jusqu’au maire qui, considérant que le biathlon est « dans les gènes du Grand-Bornand », n’exclut pas de recommencer à faire venir des convois de neige les prochaines années.

Deux semaines avant l’évènement, il n’y avait toujours aucun flocon entre le massif des Bornes et la chaîne des Aravis, où se love le village du Grand-Bornand. Faute d’enneigement naturel, les organisateurs ont déclenché leur plan B : ils sont allés chercher la poudreuse en semi-remorques.

Il y a bien de la neige au Grand-Bornand, mais pas assez pour ce que demande l’accueil d’une compétition de biathlon. © Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

En partie artificielle [1], celle-ci était conservée depuis l’hiver dernier dans des réservoirs recouverts de sciure — une technique nommée snowfarming, de plus en plus utilisée par les stations de ski. Le réservoir le plus lointain était situé à 1 400 m d’altitude, à sept kilomètres du stade.

« Il n’y a pas de sports d’hiver professionnels sans neige artificielle ou neige de réserve »

Rien de choquant pour Christian Winkler, directeur de la communication de l’Union internationale de biathlon (IBU). Pour éviter d’être soumise aux aléas du climat, l’instance impose aux stations hôtes de mettre de la neige de côté. « Les personnes qui nous critiquent doivent comprendre qu’il n’y a pas de sports d’hiver professionnels sans neige artificielle, ou de la neige de réserve pour garantir des compétitions sûres et équitables », répond-t-il, en anglais, auprès de Reporterre.

Sans cette mesure, l’évènement serait tombé à l’eau. La neige a bien fini par tomber du ciel, à trois jours du Mondial, mais c’était sans compter sur un net redoux et la pluie, soutenue, qui ont gâté le manteau blanc. Les sapins ont retrouvé leur vert ténébreux et la poudreuse, en fondant, s’est mélangée à la terre humide. Seul un endroit a résisté : les pistes de biathlon, d’une blancheur éclatante avec leurs 24 000 m³ de neige importée et damée pour accueillir les plus grands champions de ce sport, comme le Norvégien Johannes Bø ou la Française Julia Simon.

Seule la piste de la compétition demeure aussi blanche, alors que le redoux et les pluies ont fait fondre la montagne. © Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

Mais à quel prix ? De sa fenêtre, Carole Ormond, habitante du Grand-Bornand, a vu passer « des dizaines et des dizaines » de camions. Un jour, décrit-elle en montrant du doigt la route, elle en a compté « dix-sept, en quinze minutes ». « On a beaucoup tiré sur la Coupe du monde de football au Qatar, les Jeux asiatiques d’hiver en Arabie saoudite ou les Jeux olympiques de Pékin, mais ici, devant nos yeux, nous sommes dans les mêmes logiques de compétitions hors-sol », regrette cette femme, qui a alerté les associations écologistes.

« En pleine crise des prix de l’énergie, ces camions représentent beaucoup d’efforts pour soutenir des modes de vie qui sont aujourd’hui blasphématoires », dit son camarade, Marc Lucchesi, le regard tourné vers les pistes de biathlon, qu’il aperçoit en contrebas depuis son balcon.

Marc Lucchesi et Carole Ormond, habitants, en compagnie de Valérie Paumier, présidente de Résilience montagne, voient cette débauche de camions et de moyens comme totalement anachronique. © Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

Là-bas, au stade Sylvie Becaert, l’équipe de France s’entraîne sous une pluie battante. Après une heure d’effort, les biathlètes enfilent des vêtements secs et se présentent un à un devant la presse, devant des kakémonos tapissés de logos BMW — le sponsor principal du Mondial. Face aux journalistes, ils racontent leur enthousiasme à l’idée de disputer la Coupe du monde « à la maison », devant « le public du “Grand Bo” ».

Là « pour faire mon sport »

Interrogés sur les camions de la discorde, ils sont en revanche moins loquaces. « Ce n’est pas mon sujet », explique Émilien Claude. « Je ne suis pas là pour vous parler politique, je suis là pour faire mon sport », rétorque Julia Simon, en tête du classement de la Coupe du monde 2022-2023. « Toute activité humaine pollue », affirme Antonin Guigonnat, pour qui « de toute façon, que ce soit à Kontiolahti [Finlande] ou à Hochfilzen [Autriche], il y a toujours un stock de neige prévu pour garantir la bonne tenue de l’évènement », et ne s’en émeut pas.

« Nous, les gens de la montagne, on n’a pas découvert le recul des glaciers cette année. Est-ce, pour autant, qu’on doit tout arrêter ? Je ne suis pas convaincu », juge le sélectionneur masculin, Vincent Vittoz. Fin de la conférence.

« Je ne suis pas là pour vous parler politique, je suis là pour faire mon sport », déclare la biathlète française Julia Simon. © Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

Tandis que les sportifs se retirent à l’hôtel, les spectateurs s’échauffent place de l’Église. La plupart sont peinturlurés de maquillage, et portent des drapeaux français. Ils déambulent dans le village des exposants. Régis, retraité, prévient : il « n’aimerait pas qu’on lui gâche la fête ». Il a réservé ses billets un an à l’avance et trouve « les réactions outrées vraiment ridicules » : « Cette polémique a été montée de toute pièce par des pseudo-écolos : ils utilisent bien de l’énergie chez eux, non ? Alors trois pauvres camions… »

Chapeau bleu-blanc-rouge sur la tête, Louis, 17 ans, s’exerce sur un stand de tir à la carabine laser. Sur cinq essais, il n’en rate qu’un seul. Lycéen, le jeune homme s’est fait « porter pâle », pour ne rien rater des exploits de son idole, le français Quentin Fillon-Maillet. Pour lui, « on peut quand même se permettre de transporter un peu de neige, si ça permet à 60 000 personnes [le nombre de spectateurs attendus au Grand-Bornand] de vivre un moment joyeux ».

60 000 spectateurs sont attendus durant la compétition. Certains ont pris leur billet un an en avance. © Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

Dans une rue perpendiculaire, Isabelle, qui représente un établissement de location meublée, se frotte les mains : « C’est bien simple, nos logements sont tous réservés, comme en haute saison. À ce moment-là de l’année, par rapport à une semaine sans biathlon, c’est comme si vous nous demandiez la différence entre le jour et la nuit. »

D’autres Bornandins, eux, sont excédés. « Vous rencontrer ? Depuis trois semaines, les médias nous tombent dessus avec un seul objectif : repartir avec une bonne polémique, sans aucune objectivité », déclare au téléphone le directeur de l’école de ski, Stéphane Deloche, avant de raccrocher.

Reporterre a également contacté le gérant de TP Val de Borne, une entreprise locale de terrassement, lequel a assuré des convois de la neige. Il a menacé de porter plainte si son nom apparaissait dans « le moindre » de nos articles. « Je n’ai pas le temps pour ces conneries-là. Nous pendant ce temps, on bosse pour vivre ! »

La notoriété du biathlon s’est accrue depuis une dizaine d’années, notamment avec les victoires du Français Martin Fourcade. © Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

À la mairie, l’édile André Perrillat-Amédé partage l’agacement de ses administrés. Il tient à « remettre l’église au milieu du village ». Selon lui, la production, le transport et le damage de neige n’ont représenté « que » 0,8 % de l’empreinte carbone de l’épreuve, principalement liée au transport des spectateurs (autour de 85 %) [2].

Chiffres et symboles

« D’après nos propres calculs, une journée de transport de neige est équivalente à une journée de déneigement des routes de la station le lendemain d’une chute », relativise le maire, également président du comité d’organisation Biathlon Annecy-Le Grand-Bornand. [3]

Mais pour Simon Fourcade, ancien biathlète en visite au Grand-Bornand, « cette polémique va bien au-delà des chiffres ». Il ne veut pas sous-estimer « la puissance symbolique des camions remplis de neige », dans un contexte changé : « En ce moment, l’État demande aux Français d’être sobres, et des foyers subissent des coupures d’électricité. Sans parler de la crise climatique. Ces paramètres bouleversent les priorités et interrogent l’utilité sociale du monde de l’événementiel et des émissions de CO₂ qui en découlent. »

2022, 2024, 2025... La Coupe du monde de biathlon compte bien rester coûte que coûte une habituée de ce village alpin. © Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

Dans ce climat, la Coupe du monde a-t-elle encore de l’avenir au Grand-Bornand ? « Un village de 2 000 habitants ne peut pas être au-dessus des normes, dit Valérie Paumier, fondatrice de l’association Résilience montagne. Faire du ski à moins de 1 000 m, mi-décembre, ce n’est plus possible dans nos massifs. S’acharner avec de la neige de culture, dont la production est énergivore, au milieu des champs, c’est cultiver un immobilisme suicidaire. Notre responsabilité collective est de tourner cette page de la montagne artificialisée pour cheminer résolument ensemble vers un XXIᵉ siècle vivable et enviable. »

« Haro sur la montagne »

Ce discours n’inspire pas M. Perrillat-Amédé. « Prenez l’athlétisme : vous ne faites pas courir Usain Bolt sur une piste cendrée. Pareil au football : les terrains sont abondamment arrosés. Pourquoi le biathlon ne pourrait pas avoir de neige ? » Le maire a « l’impression » de subir un « haro sur la montagne », ou un « “montagne bashing” systématique ». Quant à la sobriété énergétique, « est-ce qu’on s’est posé les mêmes questions quand Lyon a fait sa fête des Lumières, avec tous ces kilowattheures dépensés ? »

Le Grand-Bornand se prépare déjà à accueillir de nouvelles étapes de la Coupe du monde, en 2024 — du 16 au 22 décembre — et 2025 — du 15 au 21 décembre. « On n’arrêtera pas, sinon on fait plus rien », justifie le maire. Le ballet des semi-remorques lui, risque fort de recommencer. Si André Perrillat-Amédé s’engage à « conserver plus de neige à proximité immédiate des pistes », il refuse de s’interdire d’y recourir pour les prochaines éditions.



Notre reportage en images :


Alors que les alertes sur le front de l’environnement se multiplient, nous avons un petit service à vous demander. Nous espérons que les dernières semaines de 2023 comporteront des avancées pour l’écologie. Quoi qu’il arrive, les journalistes de Reporterre seront là pour vous apporter des informations claires et indépendantes.

Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés exclusivement par les dons de nos lectrices et lecteurs : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre. Ce soutien vital signifie que des millions de personnes peuvent continuer à s’informer sur le péril environnemental, quelle que soit leur capacité à payer pour cela.

Contrairement à beaucoup d’autres, Reporterre ne dispose pas de propriétaire milliardaire ni d’actionnaires : le média est à but non lucratif. De plus, nous ne diffusons aucune publicité. Ainsi, aucun intérêt financier ne peut influencer notre travail. Être libres de toute ingérence commerciale ou politique nous permet d’enquêter de façon indépendante. Personne ne modifie ce que nous publions, ou ne détourne notre attention de ce qui est le plus important.

Avec votre soutien, nous continuerons à rendre les articles de Reporterre ouverts et gratuits, pour que tout le monde puisse les lire. Ainsi, davantage de personnes peuvent prendre conscience de l’urgence environnementale qui pèse sur la population, et agir. Ensemble, nous pouvons exiger mieux des puissants, et lutter pour la démocratie.

Quel que soit le montant que vous donnez, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission d’information pour les années à venir. Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel, à partir de seulement 1 €. Cela prend moins de deux minutes, et vous aurez chaque mois un impact fort en faveur d’un journalisme indépendant dédié à l’écologie. Merci.

Soutenir Reporterre

Abonnez-vous à la lettre d’info de Reporterre
Fermer Précedent Suivant

legende