Chocolat durable : un avenir incertain pour les petits producteurs

Faute d’engagements clairs, l’obligation risque de peser sur les petits producteurs de cacao, ici en Côte d'Ivoire. - Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0 Deed/KokoDZ
Faute d’engagements clairs, l’obligation risque de peser sur les petits producteurs de cacao, ici en Côte d'Ivoire. - Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0 Deed/KokoDZ
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Dans un an, tout le cacao vendu en Europe devra être traçable, pour lutter contre la déforestation. Pourtant la filière ne semble pas prête et l’obligation risque de peser sur les petits producteurs.
L’Europe est résolue. Au 30 décembre 2024, les produits qui ne montreront pas patte blanche concernant la déforestation seront exclus du marché de l’Union européenne (UE), selon la règlementation adoptée en mai dernier. Pour une filière du cacao qui, malgré deux décennies de discussions pour améliorer la durabilité, n’a réglé ni la destruction des forêts ni la pauvreté des producteurs, une telle ambition est louable. Pourtant ONG et chercheurs spécialistes du sujet ne se réjouissent pas trop vite.
Une des étapes décisives de l’application de cette législation est la traçabilité du cacao, de la parcelle au produit chocolaté. Mais localiser l’origine de chaque fève de cacao ne se fera pas en un claquement de doigts.
« Cette décision européenne montre qu’on gagne des batailles politiques importantes du point de vue du changement climatique et de la crise écologique. Mais le système dérégulé de l’offre et de la demande ne permettra pas une mise en œuvre équitable et les transformations risquent de se faire aux dépens des plus faibles, les petits producteurs », prévient Julie Stoll, déléguée générale de Commerce équitable France. Qui rappelle que face aux 5,5 millions de producteurs, dont plus des deux tiers sont en Afrique, le marché est très concentré dans les mains d’une poignée de traders et d’industriels du chocolat, dont Mondelez, Mars et Nestlé.
« Les producteurs n’ont pas les moyens de se mettre en conformité »
Pour respecter la législation européenne, les importateurs devront indiquer la provenance de tout leur cacao, grâce à la géolocalisation des parcelles. En croisant les coordonnées GPS avec des cartes de déforestation depuis 2020 — date butoir imposée par l’UE —, l’industriel devra faire la preuve que ses produits ne viennent pas de parcelles situées dans des zones déboisées depuis 2020. Côté européen, le dispositif est prêt. Le système Starling, codéveloppé par Airbus en 2016, propose déjà une surveillance en temps réel de la déforestation par de l’imagerie satellite.
Mais pour la traçabilité du cacao, la seule certitude est que la filière n’est pas prête. Selon le baromètre du cacao 2022, plus de la moitié du cacao produit dans le monde n’est aujourd’hui pas traçable et, pour la moitié qui l’est, cette traçabilité s’arrête souvent au niveau de la coopérative de producteurs. Dans des pays sans cadastre, beaucoup de petits producteurs livrent leurs sacs au bout du champ ou dans des coopératives qui n’enregistrent pas leur lieu de provenance.
Fronts de déforestation au Liberia
« Combien va coûter cette traçabilité, qui va payer ? Pour l’instant, les industriels du secteur ne souhaitent pas travailler avec nous sur ces questions », regrette Guillaume Lescuyer, du Cirad [1], qui participe à l’Initiative française pour un cacao durable. Lancé en octobre 2021 dans le but d’améliorer les conditions de production du cacao, ce groupe de travail réunit tous les acteurs français de la filière.
Même son de cloche du côté de Julie Stoll : « Les producteurs n’ont pas les moyens de se mettre en conformité avec ces nouvelles exigences de traçabilité. Et en face, dans l’oligopole industriel, personne ne fait ce qu’il faut pour que ça bouge vraiment. » Le piège de pauvreté dans lequel sont maintenus les producteurs de cacao est pourtant le moteur de la déforestation.
Malgré une remontée récente, les prix du cacao sont bien trop bas pour assurer un niveau de vie décent aux producteurs. « Le cacao a été un moteur de développement social dans les années 1980. Mais depuis, le prix a pratiquement été divisé par trois », rappelle Julie Stoll. Ces prix bas poussent à la déforestation de nouveaux espaces, car les producteurs n’ont pas les moyens de maintenir la fertilité dans leurs parcelles. Alors ils déboisent des espaces forestiers fertiles.

Avec une demande de cacao en pleine croissance (elle pourrait augmenter de 20 % entre 2020 et 2025 selon le Cirad), de nouveaux fronts de déforestation se forment, en particulier au Liberia et en Sierra Leone. Même en Côte d’Ivoire, où la déforestation pour le cacao est ancienne, près d’un tiers de la production de cacao vient des forêts classées. « Les industriels refusent pourtant de reconnaître le rôle du prix payé au producteur », déplore Julie Stoll. Alors que 80 à 90 % de la valeur ajoutée du chocolat est faite en Europe.
Les promesses de durabilité mises en place par Mondelez (Cocoa Life) ou Nestlé (Cocoa Plan) préfèrent mettre l’accent sur la formation agricole pour augmenter les rendements des parcelles. Une option productiviste qui a failli jusqu’à présent à améliorer le sort des producteurs et de la forêt. Et la filière du commerce équitable, qui défend un meilleur prix payé au producteur, manque, elle, de débouchés industriels : Max Havelaar n’arrive à valoriser sous le label Fairtrade que la moitié de la production certifiée, faute d’industriels preneurs.
Ces programmes de cacao dit durables, mis en place par les firmes ou par des organismes indépendants, seront néanmoins les premiers à être traçables. « Certains producteurs intégrés dans les programmes de durabilité des grandes firmes vont bénéficier de leur système de traçabilité », souligne Alain Karsenty, chercheur au Cirad. Et les deux principaux labels du secteur, Fairtrade Max Havelaar et Rainforest Alliance, qui ont déjà une traçabilité jusqu’à la coopérative de producteurs, accompagnent ces dernières vers la géolocalisation des parcelles.
« Max Havelaar a demandé à ses quelque 300 coopératives partenaires en Afrique d’être prêtes dès janvier 2024 », nous explique Blaise Desbordes, directeur général de Max Havelaar France, qui pointe que ces coopératives sont les « mieux armées pour être au rendez-vous grâce à leur capacité d’investissement tirée de la prime de développement du commerce équitable ». Pour autant, l’organisation n’est pas en mesure de dire combien seront prêtes dans deux mois.
Bonus-malus fiscal
Les grands pays producteurs bougent aussi. La Côte d’Ivoire et le Ghana ont commencé à doter les exploitations de cacao de cartes d’identité numériques. L’occasion pour ces États de mieux contrôler cette production. Mais cette première étape n’assure pas encore la traçabilité de la production. Et pour tous les producteurs hors des coopératives qui confient leur cacao à des pisteurs qui passent prendre les sacs en bout de champs, le chemin est encore très long.
Que va-t-il donc se passer le 30 décembre 2024 ? Certains experts craignent que les industriels jouent la montre : si personne n’est prêt, les industriels espèrent qu’un délai supplémentaire sera accordé par l’UE. L’Europe est en effet le premier importateur de cacao, mais aussi le marché le plus rémunérateur. Il sera donc difficile pour la filière d’aller vendre ailleurs.
Cette importance du marché européen est d’ailleurs une des conditions de la réussite de la législation européenne, car elle limite les fuites possibles vers des marchés moins exigeants. Même si les États-Unis et la Chine représentent des débouchés importants, qui pourraient notamment absorber les productions issues des zones de déforestation. « Les nouveaux fronts pionniers au Liberia, en Sierra Leone ou au Pérou ne sont pas un bon signe. Ils montrent que les entreprises vont se fournir là », pointe Julie Stoll.

Une autre inquiétude sur la traçabilité du cacao repose sur la propriété des systèmes de suivi et des données collectées. « Si les opérateurs privés paient les systèmes de géolocalisation, cela pourrait rendre les producteurs captifs », estime le chercheur Guillaume Lescuyer. Autrement dit, le risque est que les producteurs se voient imposer une contractualisation qui les engage à long terme en échange de l’accès à la géolocalisation fournie par les sociétés de négoce. « Les grands traders arrivent avec des systèmes de géolocalisation, mais dépossèdent les coopératives », confirme Blaise Desbordes. Une telle intégration des producteurs évoque « les systèmes de plantation », remarque Julie Stoll. Les acteurs de la filière du commerce équitable plaident ainsi pour un système de traçabilité géré par les coopératives et les États producteurs.
Chercheurs et ONG interrogés regrettent finalement que la législation européenne reste si discrète sur les mesures d’accompagnement et de financement, en laissant la filière s’organiser. Sachant que l’industrie du chocolat justifie depuis des années son inertie sur les prix à cause de la concurrence forte du secteur. « L’Europe a raté l’occasion d’une réponse graduée », souligne Alain Karsenty, qui évoque notamment un système de bonus-malus à l’importation qui aurait permis de taxer les moins vertueux pour utiliser ensuite cet argent pour financer les investissements nécessaires.
Le chercheur travaille aujourd’hui sur une proposition de bonus-malus fiscal pour les pays producteurs tels que la Côte d’Ivoire et le Ghana. L’idée est la même : l’État taxe les exportations de cacao non tracé pour investir ce malus dans les systèmes de traçabilité et accorde en bonus une baisse de la taxe à l’export pour le cacao tracé. Ce système aurait l’intérêt de s’appliquer à l’ensemble du marché du cacao.