Comment découvrir la vie de la forêt... quand on ne la voit pas

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La vue n’est pas le sens le plus indispensable pour connaître la forêt. L’association La Cité de l’arbre propose des visites de la forêt de Fontainebleau aux personnes en situation de handicap visuel ainsi qu’aux « valides » dont la vue est occultée. Dans le noir, les autres sens se mettent en éveil.

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.
Fontainebleau (Seine-et-Marne), reportage
Dans le bus qui se fraye un chemin sur le périphérique parisien, Lydie trépigne d’impatience : « J’aime sortir de l’agitation de la ville, randonner dans la nature me ressource énormément ». Comme la moitié des passagers de cet autocar, Lydie est malvoyante. Les autres promeneurs tiennent place d’accompagnateurs pour cette sortie organisée par la Cité de l’arbre à la découverte de Fontainebleau.
« Pour connaître la forêt, la vue n’est pas le sens le plus indispensable, explique Guy Simonin, le directeur pédagogique de l’association. Seule une approche polysensorielle, avec l’odorat, l’ouïe, le goût et le toucher, permet de saisir la richesse de cet écosystème. »
Une heure plus tard, le bus s’arrête à l’orée d’un massif boisé. Chiens-guides et passagers se pressent hors du véhicule. Certains inspirent à pleins poumons l’air frais et humide. D’autres s’approchent des hêtres voisins, et caressent leur écorce lisse du bout des doigts.
Des agents de l’Office national des forêts (ONF) mènent les nouveaux visiteurs à l’entrée du site « Arbor & sens » : ce parcours d’un kilomètre et demi, ouvert en 2016, permet aux personnes aveugles et malvoyantes de se promener en autonomie, grâce notamment à un fil d’Ariane — un câble métallique qui serpente à travers les arbres. Les bien-voyants sont invités à se bander les yeux, « pour découvrir le bois autrement ».

Plongés dans le noir, les autres sens se mettent en éveil. Les pieds palpent précautionneusement les aspérités du sol. Trous et monticules prennent l’allure d’obstacles insurmontables, transformant le sentier en parcours d’aventure. Mais ce sont surtout les odeurs qui chatouillent nos narines ranimées. Ici, le parfum rafraîchissant de l’eucalyptus, là l’effluve résineux et acidulé du thuya.
« Chaque arbre a une écorce différente, correspondant à une stratégie bien précise »
Plus loin encore, Guy Simonin cueille une branche de buis. « Elle sent le vin blanc... ou même le pipi de chat ! » s’exclame un participant. « Exactement, ces molécules, généralement contenues dans les tanins, permettent aux arbres de communiquer et de se défendre, précise le guide. Par exemple, le pin Douglas produit une senteur de citronnelle qui éloigne les insectes ravageurs. Beaucoup de plantes ont d’ailleurs recours à ce parfum citronné : la verveine, le géranium, la menthe... » Les odeurs secrétées par les arbres ont donc comme principale fonction de refouler insectes et brouteurs : c’est pourquoi les bourgeons appétissants sont généralement plein de tanins, amers et désagréables au goût.
Mais ces molécules chimiques servent également de moyens de communication entre les arbres. « Dans la savane d’Afrique du Sud, des antilopes mouraient bizarrement depuis les années 1980, raconte Guy Simonin. Les chercheurs se sont rendu compte que les acacias — dont les bêtes raffolaient — étaient devenus toxiques. Ils ont découvert que certains arbres trop dévorés avaient non seulement augmenté leur teneur en tanin (jusqu’à des doses létales), mais qu’ils avaient également alerté leurs congénères du danger en libérant un gaz. »

Les 20.000 ha du domaine de Fontainebleau comportent une grande diversité d’arbres. Séquoia, chêne blanc, hêtre, pin sylvestre. Pour différencier ces géants ligneux sans les voir, rien de tel que le toucher. « Chaque arbre a une écorce différente, correspondant à une stratégie bien précise », développe Guy Simonin en effleurant les crevasses d’un pin Douglas. Le hêtre a un tronc lisse, car chaque année il se débarrasse de sa « vieille peau ». Le chêne-liège ou certaines variétés de pin accumulent au contraire les couches, créant ainsi des strates et des craquelures.
Cette diversité de stratagèmes se ressent aussi dans le poids des arbres. Le bouleau par exemple est une espèce pionnière, parmi les premières à coloniser une prairie ou un milieu pauvre. « Il pousse donc à toute vitesse, et produit un bois tendre et très peu lourd. À l’inverse, le chêne qui pousse dans les forêts profondes croît beaucoup plus lentement : il développe un bois très dense », explique Guy Simonin. Ainsi 1 litre de bois peut peser 300 grammes ou un kilo et demi selon la variété.
« Sans champignons, pas de vie sur Terre ! »
« Au toucher, on peut également évaluer l’âge d’un arbre », poursuit le guide. Il saisit un long rameau de pin, et se met à compter les couronnes de petites branches. Chaque année, l’arbre produit une couronne, appelée verticille. « Trente ans ! » lance une randonneuse, bandeau noué autour de la tête. Avec sa paume, elle tâte une boursouflure sur le tronc. « Sentez-vous les écailles de bourgeons ? » demande Guy Simonin.
Le printemps éveille peu à peu la forêt endormie. Des germes de futurs fruits ou feuilles pointent leur nez tendre et piquant à travers l’écorce. « Chaque bourgeon est un individu, différent des autres, poursuit-il. L’arbre est un ensemble d’individualités. » Entre la cime et le tronc, ce sont des mondes différents, avec des fonctions singulières, des mécanismes et des stratégies particulières.

« Là, c’est tout rugueux », constate Lydie, la main posée sur l’écorce d’un hêtre. « Ce sont des lichens, répond Guy Simonin. C’est une excellente nouvelle, cela signifie que l’air est pur ici ! » Les lichens, symbiose entre un champignon et une algue, se nourrissent grâce à l’eau de pluie. Ils sont donc très dépendants de l’air ambiant et de la qualité des eaux de pluie, elle-même révélatrice d’une qualité de l’air. « Il y a vingt ans, on ne trouvait presque aucun lichen dans Paris. Aujourd’hui, ils se développent dans la capitale, c’est bon signe. »
La main de Lydie descend sur le tronc, passant du lichen sec à de la mousse humide. « Vous avez ici toutes les étapes de la création d’un écosystème forestier, se réjouit Guy Simonin. D’abord le lichen, puis les mousses, ces êtres vivants primitifs qui n’ont pas besoin de racines. Dans cet écrin de mousse, une petite graine peut parvenir à germer. Les bruyères et les fougères se développent ainsi, avant que n’arrivent des arbustes et des arbres pionniers comme le bouleau. »

Guy Simonin s’accroupit au pied de l’arbre, creuse une pelletée, puis tend une assiette pleine de mousse humectée et de terre brune. À Fontainebleau, « 60 % du sol est constitué de sable, décrit le directeur pédagogique. Pourtant, des arbres réussissent à se développer. Une partie de ce miracle se trouve dans votre assiette… » Chacun effrite, hume ce mélange humique. « Ça sent la pourriture », note Lydie. « Le camembert plutôt », ajoute son voisin. « Ce sont les champignons, annonce Guy Simonin. Les champignons décomposent la matière organique, et fournissent les arbres en sels minéraux. Sans eux, pas de vie sur Terre ! » Mais ce n’est pas tout : certains de ces champignons participent d’un réseau de communication souterrain entre plantes, « une sorte d’internet végétal composé de minces filets de champignons que l’on appelle mycélium », précise le guide.
« La moitié des fruits sont comestibles, l’autre moitié sont toxiques »
À la lisière du bois, un petit groupe s’arrête net, la tête tournée vers le ciel. Des sifflements saccadés proviennent du haut d’un hêtre. « Une sittelle ! » devine Guy Simonin. Ce petit pic est le seul oiseau capable de grimper le long d’un arbre en marche arrière. « Comment est-elle ? » s’interroge Lydie. « Jaune et brun. Elle coince la graine dans l’écorce et tape pour la casser. »
Une fois le parcours Arbor & sens achevé, le petit groupe réchauffe ses membres engourdis par le crachin de mars dans l’ermitage de Franchard, tout près des gorges du même nom. Assis au milieu d’une grande salle parée de trophées de chasse, ils écoutent attentifs le conte de l’arbre de vie et de mort. Planté au milieu d’un village affamé, cet arbre était pourvu à la fois de fruits succulents et d’autres mortels, sans que personne ne sache quelle branche portait les baies empoisonnées. « Dans la nature, c’est pareil, conclut Guy Simonin. La moitié des fruits sont comestibles, l’autre moitié sont toxiques. » Comme les odeurs, il s’agit d’attirer ou de repousser les mangeurs. Certains végétaux développent d’ailleurs des astuces originales : « Un cheval qui mange un fruit d’if va croquer la graine et la bousiller. Un oiseau en revanche va la gober sans la mâcher, il pourra donc la rejeter plus loin dans ses excréments et donner vie à un nouvel arbre. » C’est pourquoi les baies d’if peuvent être mortelles pour quiconque croque son noyau.

Le goût, le toucher, l’odorat et l’ouïe nous ouvrent les portes de l’univers forestier. « Je me suis rendu compte que mes mains n’étaient pas très sensibles, et mes narines pas assez réceptives », observe une accompagnatrice bien-voyante. Tous sont enchantés par cette balade sensorielle. « Pour nous, il n’est pas évident de se promener seul en forêt, raconte Michel, malvoyant. Nous risquons de nous perdre très facilement. Ces randonnées collectives nous permettent aussi de marcher librement, sans faire attention à tout ce qui pourrait nous arriver en ville : cogner des poteaux, des passants, rater des trottoirs. »
Fort de cette expérience, Guy Simonin espère renouveler ces promenades, notamment dans la future Cité de l’arbre — équivalent de la Cité des sciences pour les végétaux — qui devrait ouvrir ces portes en 2020 à Louviers (Eure). Pour l’artiste roumain Dan Sprinceana, à l’origine du projet, « il est important de connaître les arbres, dans toutes leurs dimensions, pour mieux les protéger ».