Coupe du monde au Qatar : un match de foot populaire dénonce le désastre

Plus de 450 personnes ont participé au Grand Match contre la Coupe du monde au Qatar, à Gruffy en (Haute-Savoie), le 16 juillet 2022. - © Moran Kerinec/Reporterre
Plus de 450 personnes ont participé au Grand Match contre la Coupe du monde au Qatar, à Gruffy en (Haute-Savoie), le 16 juillet 2022. - © Moran Kerinec/Reporterre
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Luttes Monde Qatar 2022 SportsPlus de 450 personnes ont participé samedi au Grand Match de football à Gruffy, en Haute-Savoie, pendant huit heures. Objectif : dénoncer le désastre humain et écologique de la Coupe du monde au Qatar.
Gruffy, (Haute-Savoie), reportage
« 52e but du match ! » s’exclame le commentateur sportif. Sur le terrain de Gruffy, petite commune de Haute-Savoie, le chronomètre crante la 4 058e minute de la rencontre. Sous le soleil de 15 heures, le mercure indique 31 °C. Les joueurs dégoulinent de sueur. « On déplore que le stade ne soit pas climatisé, vivement le Qatar ! » badine le commentateur. Depuis 10 heures du matin, les joueurs se succèdent sans pause sur le terrain pour Le Grand Match, une fête populaire organisée en contre-modèle de la Coupe du monde de football qui se tiendra de novembre à décembre dans l’émirat.
Ses organisateurs souhaitent cumuler 6 500 minutes jouées, soit huit heures consécutives, en hommage aux 6 500 ouvriers morts sur les chantiers de la compétition mondiale. Ces travailleurs étrangers étaient employés sur la construction de sept nouveaux stades dédiés au mondial de foot, mais aussi de nouvelles routes, hôtels et un aéroport. À ce sinistre bilan humain s’ajoute une lourde facture écologique. Pour éviter que les joueurs et les spectateurs ne suffoquent en cas de forte chaleur, un système de climatisation géant a été installé dans chacun des stades. Un stratagème technologique extrêmement énergivore. Cerise sur le ballon rond, les conditions d’attribution de la compétition au petit pays de la péninsule arabique sont entachées de soupçons de corruption.

Autant de lézardes dans l’image de la compétition sur lesquelles Le Grand Match pointe un projecteur. « Le pari de notre événement, c’est d’ouvrir un espace de discussion par le football sur ces thèmes, pour amener des personnes qui ne seraient pas sensibilisées à y réfléchir », explique Thibault Duisit, l’organisateur de cet événement. Pour y parvenir, « on attire les gens par différents angles : certains viennent pour le match de foot, d’autres pour le bar, certains pour les concerts du soir et, en parallèle, on organise une conférence qui récapitule les grands enjeux de ce mondial », énumère Brieu, l’un des organisateurs.
« C’est le monde à l’envers ce qui va se passer au Qatar »
Sur le terrain, fair-play et beau jeu sont la règle. Les équipes changent toutes les trente minutes. Certains créneaux sont réservées aux femmes, d’autres aux enfants. Tous les points sont cumulés en un unique score. Au fil de la journée, 450 voisins, sportifs et curieux ont passé une tête à cette fête populaire. Plus d’une centaine ont enfilé les crampons. Parmi eux, des jeunes de Gruffy croisés le soir précédent lors de la préparation du terrain, des réfugiés logeant dans la région convoyés par la Ligue des droits de l’Homme, et des habitants des environs.
Informaticien à Aix-les-Bains, Christian est venu avec son fils et ses nièces. Tous ont joué, malgré des âges allant de 11 à 53 ans. L’ancien objecteur de conscience trouve à Gruffy un écho à son militantisme passé : « Pas fan de foot, mais de convivialité ». Sabrina, elle, a fait la route de Saint-Ours « pour soutenir la cause présentée ici, je m’y retrouve, et j’ai même marqué un but par hasard ! » Le bac tout juste en poche, Matéo s’est laissé convaincre avec deux amis par des organisateurs du Grand Match rencontrés lors d’une fête de village à Chanas. « Il y a beaucoup de joueurs que j’ai croisés pour la première fois sur le terrain, et c’était le but de cet événement : permettre à des gens qu’on n’a pas l’habitude de voir dans nos événements militants. C’est ça la beauté du foot populaire : renouer du lien social », dit avec un sourire Thibault Duisit.

Une satisfaction d’autant plus douce que l’événement a eu du mal à trouver un terrain d’accueil. Les clubs locaux se sont montrés frileux pour prêter leurs pelouses. « Certains ont voulu un droit de regard sur le contenu de la conférence, d’autres trouvaient le sujet trop polémique », soupire Thibault. Officiellement, Gruffy ne possède d’ailleurs pas de terrain de foot. À peine deux poteaux de but auxquels les participants ont accroché des filets pour l’occasion.
Maire de la commune hôte du match, Marie-Luce Perdrix a été stupéfaite de la réaction des institutions locales : « C’est un vrai tabou. On sait tous que c’est un peu dingue cette Coupe du monde au Qatar, pourtant de nombreux élus m’ont dit “Tu es complètement folle de les installer chez toi, ça va te poser des problèmes avec les fédérations et les publics que ça draine”, soupire-t-elle. C’est le monde à l’envers, ce qui va se passer au Qatar. Ces jeunes osent le dire, et je suis très fière d’eux. »
« Les footballeurs qui vont au Qatar doivent s’exprimer »
« Le sport populaire est important, mais il ne faut pas se désintéresser du sport professionnel, qui peut être un vecteur de transformation de l’imaginaire très fort », pointe Éric Piolle, le maire de Grenoble venu taper la balle à Gruffy. Vêtu d’un dossard bleu siglé « Grenoble en commun » du nom de sa majorité dans la capitale des Alpes, l’ancien candidat à la présidentielle souligne : « On ne peut pas laisser passer un événement sans que ce soit l’occasion pour les sportifs de haut niveau de s’engager dans la transition environnementale et l’égalité sociale. C’est déjà arrivé : on a vu Thierry Henry prendre position en 2021, écarter une bouteille de coca et faire chuter l’action de Coca-Cola [Il s’agissait en réalité du joueur portugais Christiano Ronaldo]. »
Ils influencent des dizaines de milliers de personnes : la participation des joueurs français à une compétition construite sur les corps d’ouvriers précaires ne pose-t-elle pas problème ? « C’est trop tard pour qu’ils n’y aillent pas, alors il faut voir les débats qu’on peut poser sur la table pour faire avancer les sports de haut niveau sur ces questions, répond l’édile. Les footballeurs qui vont au Qatar doivent s’exprimer sur la question des droits de l’Homme et sur la question environnementale. C’est leur responsabilité. »
Reste à trouver la méthode pour désamorcer l’apathie des joueurs et l’hypocrisie des décideurs. Pour percer la bulle de luxe et de compétitivité dans laquelle sont isolés les sportifs professionnels, les membres du collectif Maquis Alsace-Lorraine ont interpellé successivement tous les joueurs de l’équipe de France. « On leur a écrit des lettres manuscrites, accompagnées de dessins d’enfants, et on les a envoyées aux sièges des clubs en les adressant aux capitaines d’équipe en demandant s’ils voulaient bien les lire dans les vestiaires, détaille Ariel, membre du collectif venue participer à la conférence de Gruffy. Nous voulions créer quelque chose d’émotionnellement très fort, pour pousser les joueurs à s’exprimer. Il est impossible qu’ils soient insensibles à ce qu’il se passe autour du stade, aux conditions dans lesquelles les gens vivent et meurent. »

Les activistes ont également profité des séances de dédicaces pour offrir des livres aux sportifs. Les membres du Racing Club Strasbourg se sont vu offrir Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce de la militante écosocialiste et chroniqueuse à Reporterre Corinne Morel Darleux. La capitaine de l’Olympique lyonnais féminin Wendie Renard a, elle, reçu le Petit manuel de résistance contemporaine de Cyril Dion. Des opérations sans succès affiché, mais qui auront cependant réussi à atteindre les joueurs : « Certains ont répondu par l’intermédiaire de leurs agents ou de leurs avocats pour dire qu’ils avaient reçu le courrier, qu’ils encouragent nos mobilisations, mais personne n’a pris position. »
À Gruffy, le coup de sifflet final vrille dans l’air chaud. Un tableau affiche le score final : 93 buts en huit heures de jeu. « Le foot, c’est un miroir grossissant de la société. Son écosystème dépend du projet de société qu’on souhaite mener », dit Thibault Duisit. Celle d’un sport de fête, tisseur de lien social au cœur des villages, ou celle d’un championnat dédié à brasser de l’argent au milieu du désert.