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EntretienÉnergie

Crise de l’énergie : « L’électricité abondante est un fantasme »

Pour interppeller le gouvernement sur les économies d'énergie, des activistes d’Extinction Rebellion ont éteint des publicités lumineuses à Paris, en octore 2022.

Le risque de coupures, cet hiver, nous a confrontés à la dépendance de notre société à l’électricité. Son abondance est un mythe, rappellent les sociologues Alain Gras et Gérard Dubey.

Gérard Dubey est sociologue et professeur à l’Institut Mines-Télécom Business School. Alain Gras est professeur émérite de socioanthropologie des techniques à l’université Paris 1-Sorbonne. Ils ont coécrit La servitude électrique — Du rêve de liberté à la prison numérique (Seuil, 2021).


Reporterre — L’hiver a été marqué par un risque accru de coupures électriques, suscitant de fortes inquiétudes. Que révèle cette situation vis-à-vis de notre rapport à l’électricité ?

Gérard Dubey — Ce n’est pas quelque chose de fondamentalement nouveau. On fait comme si l’on découvrait le risque d’un black out. Il y a déjà eu des alertes importantes, en 2019 au Venezuela ou en 2021 au Texas, qui a connu des ruptures électriques ayant affecté le chauffage et l’alimentation en eau potable. Ces évènements illustrent bien la dépendance extrême de nos modes de vie, notamment urbains, à l’électricité.


Le règne de l’électricité s’est fondé sur un mythe d’abondance et de propreté, expliquez-vous dans votre livre. Le risque de pénurie pourrait-il nous faire reprendre conscience de ses limites ?

Gérard Dubey — J’ai un petit doute. Lorsque je participe à des jurys d’admission aux grandes écoles, je m’amuse à demander aux candidats à quoi marchent leurs téléphones. Ils répondent qu’ils marchent à l’information, aux données, à internet, mais pratiquement jamais à l’électricité. Cette image hors-sol de l’électricité est complètement intériorisée. On a l’impression que l’électricité est comme l’air que l’on respire. C’est une des clés de son pouvoir de séduction.

Alain Gras — Ce fantasme est très profond. Le terme de « fée électricité », qui a été inventé à l’Exposition universelle de 1889, est très parlant. On appose un masque sur ce vecteur énergétique, qui nous apparaît comme quelque chose de magique.

Gérard Dubey — Cet effet « magique » innocente l’électricité. C’est ce qui la rend pure à nos yeux, décarbonée, désirable.


La production d’électricité n’est pourtant pas exempte de pollutions…

Alain Gras — En apparence, l’électricité nous fait échapper aux énergies fossiles. Ce n’est pas du tout le cas. Nous sommes toujours dans une société thermo-industrielle. En Chine, où sont produites nos voitures électriques, 73 % de l’électricité provenait du charbon en 2021, et 61,8 % de l’électricité était encore produite à partir d’énergies fossiles dans le monde. C’est insensé.

« Il y a un rapport d’une violence inouïe de l’électricité avec la Terre »

Nickel, lithium, cobalt… Tous les éléments nécessaires aux systèmes électriques se trouvent par ailleurs dans les entrailles de la Terre. Et certains, comme le cuivre, vont venir à nous manquer. Il y a un rapport d’une violence inouïe de l’électricité avec la Terre. Elle nous emmène à attaquer notre maison terrestre de plus en plus profondément.


Comment cet imaginaire « extra-terrestre » de l’électricité s’est-il construit, historiquement ?

Gérard Dubey — Cet imaginaire rejoint une des aspirations profondes de la modernité : une conception de l’existence débarrassée de toutes contraintes, qu’elles soient sociales ou associées à la nature. L’idée d’un individu insulaire, hors-sol, qui s’affirme peu à peu dans la modernité, est l’un des points d’appui de cette illusion.

Derrière tout cela, il y a également un sentiment de culpabilité par rapport au corps, aux sens, au plaisir que l’on peut tirer de cette existence. On trouve, derrière le développement du numérique une forme de puritanisme, une relation au monde sans contact, avec cette idée que le corps est impur, qu’il est lié à la contamination, la pollution. On met de la distance partout, même là où on n’en aurait pas besoin. Dans les entreprises, on communique par mails ou textos d’un bureau à l’autre, en avançant des arguments fallacieux de gain de temps, alors qu’il suffit très souvent d’échanger deux mots de manière directe pour résoudre des problèmes.

Pour les sociologues, il faut repenser notre rapport au travail, à la production. hippopx/CC0

L’individu se trouve dans un rapport de plus en plus désincarné au monde et à ce qui l’entoure. D’un côté, il ressent une autonomie croissante, presque de toute-puissance ; de l’autre, la relation de cet individu au monde passe de plus en plus par d’énormes infrastructures matérielles. La relation sensible au monde s’appauvrit.

Alain Gras — On est dans un monde de l’artifice, où la contrepartie de ce que l’on fait n’existe pas. On le voit, par exemple, avec l’hydrogène. On nous dit qu’il nous sauvera des voitures thermiques, alors que sa production nécessite d’immenses quantités d’électricité, que nous ne savons pour le moment pas produire. On se projette dans un futur totalement désincarné.


Le gouvernement nous a appelés, cet hiver, à baisser le chauffage, sans pour autant remettre en question les écrans publicitaires, les écouteurs connectés et le tout numérique. Pourquoi ?

Gérard Dubey — Vaste question ! (rires) Je pense que cette électrification des usages est portée par les États. Pour que ces technologies continuent de se développer, il faut leur participation active. Les grands opérateurs du numérique sont des acteurs privés, certes, mais ils n’existeraient pas sans les infrastructures énormes qui leur permettent de faire fonctionner leurs grands systèmes d’information numérique. Et ces infrastructures dépendent des États. Elles supposent l’entretien d’armées puissantes pour contrôler les routes d’information, les câblages sous-marins…

Alain Gras — Et ces États soi-disant démocratiques ne nous demandent jamais notre avis sur le développement de ces plateformes. Nous sommes embarqués dans une histoire dont nous ne maîtrisons rien. La 5G, par exemple, nous a été imposée. On nous impose un sens de l’histoire gouverné par la technologie.


Pouvons-nous encore sortir de cette impasse ?

Gérard Dubey — L’injonction à la sobriété ne me semble pas être la bonne voie. C’est un discours vertical, un peu moralisateur, culpabilisant. Je ne pense pas que notre rapport à l’énergie puisse changer de cette manière-là. Il faut insister aussi sur le plaisir que l’on peut avoir dans l’expérience sensible du monde.

Dès la maternelle, par exemple, on pourrait réapprendre à toucher la matière, à la travailler… C’est une des voies à explorer pour se reconnecter à la terre, voir qu’il y a des choses intéressantes en-dehors des écrans.


Vous suggérez, dans votre ouvrage, qu’il nous faudra également changer notre rapport au temps…

Alain Gras — Le vent ne souffle pas tout le temps, le soleil ne brille pas la nuit, l’eau ne coule pas tout le temps… Or on les insère aujourd’hui dans un monde thermo-industriel, où l’on veut pouvoir faire tourner des mécaniques quand on veut, comme on veut. On essaie d’appliquer ce modèle aux énergies naturelles. Mais ça ne marche pas.

Gérard Dubey — Ce qui a prédominé dans notre civilisation, c’est le temps de l’horloge : un temps contrôlé, continu, homogène. La question que nous adresse la crise énergétique est celle du temps social. Il nous faut réorganiser la société sur la base d’un temps irrégulier, intermittent, discontinu. Cela suppose aussi de repenser tout notre rapport au travail, à la production. La réponse ne sera pas uniquement technique.

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