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EnquêteAgriculture

Crise de la bio : les producteurs galèrent

Les éleveurs laitiers en agriculture biologique manquent de débouchés : la filière bio entière souffre du tarissement de la demande.

Les Français mangent moins de produits bio. Éleveuse de poules pondeuses dans le Gard ou de porcs dans la Sarthe, maraîcher dans les Côtes d’Armor... Ils témoignent de leurs galères. L’État, lui, est absent.

[Série 1/4] Vous lisez l’enquête « L’agriculture bio dans la tourmente ». Pour ne pas rater le prochain épisode, abonnez-vous à notre lettre d’info.



Observation de la faune et de la flore, plantation de haies, restauration de mares pour les bêtes aquatiques… Depuis qu’il s’est installé, il y a deux ans à peine, sur sa ferme limousine de Saint-Priest-Ligoure (Haute-Vienne), l’agriculteur bio Pierre Malo ne chôme pas. Sur son petit bout de territoire coexistent aujourd’hui une riche biodiversité et un élevage de porcs plein air. Quand il a commencé, l’avenir semblait radieux. « La consommation de produits bio affichait une croissance optimiste à deux chiffres », se rappelle-t-il. Entre-temps, la donne a changé. Depuis environ un an et demi, la demande de produits bio ralentit — et les agriculteurs accusent le coup. Viande, lait, œufs, fruits et légumes… Les filières bio sont dans la tourmente et l’État ne les soutient pas.

Les chiffres de 2022 ne sont pas encore disponibles, mais ceux de 2021 donnent la tendance. Face à l’inflation, les Français ont diminué leurs dépenses alimentaires en général. Pour le bio, elles ont baissé de 1,34 %, selon l’Agence bio. Un sacré coup de frein après des années de très forte hausse : la consommation de bio avait doublé en seulement cinq ans, entre 2015 et 2020. « C’est un coup de semonce », reconnaît Étienne Gangneron. Vice-président de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), il est aussi agriculteur en bio depuis vingt-cinq ans. « Rien ne change depuis vingt ans, l’alimentation reste la variable d’ajustement du budget des consommateurs. »

« Au bout, il ne reste quasiment plus rien pour l’éleveur », regrette Pierre Malo, agriculteur en Haute-Vienne. Facebook / Au Pré de mon arbre

« Ma coopérative m’achète encore mes animaux, mais c’est de plus en plus compliqué », témoigne Pierre Malo. D’autant que lui aussi subit l’inflation : le prix de l’aliment pour nourrir ses porcs a pris 30 %, assure-t-il. Cela n’a pas pu être répercuté sur le prix de vente de ses bêtes. « Au bout, il ne reste quasiment plus rien pour l’éleveur ». Il n’envisage pas d’arrêter pour l’instant, cherche des pistes : se mettre à la vente directe, élever des moutons nourris à l’herbe et donc moins dépendants des variations de prix des aliments…

Les éleveurs de porcs sont les plus sinistrés par cette crise de la demande de bio. « On n’est plus qu’une soixantaine de producteurs alors qu’on était quatre-vingt-dix il y a deux ans », dit Antoine Forest, éleveur de porcs dans la Sarthe et président de Biodirect, le plus gros groupement de producteurs de porcs bios français.

Un tiers des porcs bio produits sont déclassés

La filière est aussi victime de la surproduction. Le développement du porc bio a été fortement encouragé. « En 2018, on était à 0,5 % de bio dans la production nationale de porcs, le gouvernement nous a dit de passer à 5 % », se rappelle-t-il. La loi Egalim prévoyait notamment 20 % de bio dans les cantines au 1er janvier 2022. « On n’en est même pas à 6 % ». D’après lui, environ un tiers des porcs bio produits en France sont aujourd’hui déclassés, vendus au prix du conventionnel soit deux fois moins cher : « On travaille pour zéro voire à perte. Si rien n’est fait, 40 % des producteurs ne passeront pas 2023 ».

« C’est surtout compliqué pour les jeunes qui viennent de s’installer »

D’autres filières bio sont aussi dans la tourmente. Les déboires du lait bio ont été les plus médiatisés. De nombreux producteurs passés en bio sont arrivés sur le marché au moment où la demande s’est mise à stagner voire baisser. Résultat, les coopératives ont eu du mal à trouver des débouchés. « Une partie importante du lait bio est allé en conventionnel [1] », dit Éric Guihery, éleveur de vaches laitières en Mayenne, et membre de la Fnab (Fédération nationale de l’agriculture biologique). « C’est surtout compliqué pour les jeunes qui viennent de s’installer et ont beaucoup de charges », observe-t-il. Lui s’en sort bien car ses vaches mangent majoritairement de l’herbe. Mais il regrette que « plus personne n’accompagne les conversions en bio désormais ». Dommage, alors que la France vient de devenir le pays européen avec le plus de surfaces en bio, devant l’Espagne.

« J’ai réduit mon salaire de 60 % pour maintenir celui de mes salariés », raconte Jonathan Chabert, maraîcher dans les Côtes-d’Armor. Facebook / Jardin de la Perrière

La chute est d’autant plus forte que lors du confinement, les consommateurs s’étaient tournés vers le bio et le local. Désormais, même les circuits courts souffrent. « Il y a moins de ventes », assure Christine Rivière, qui a une toute petite ferme de 250 poules pondeuses dans le Gard et distribue ses œufs dans deux boutiques de producteurs. Elle subit la hausse du prix de l’aliment, des poulettes (les jeunes poules coûtent plus cher à l’achat pour cause de pénurie due à la grippe aviaire), et des copeaux qui tapissent son poulailler : « Je n’ai pas pu répercuter toutes ces augmentations sur mes clients ». Elle se retrouve contrainte de reprendre un autre travail à mi-temps. « Je suis dans une situation très fragile », confie-t-elle. « Ce qui m’aide humainement, c’est que l’Amap de Nîmes où je vends mes œufs a décidé de me faire un prix solidaire. »

© Reporterre

À l’autre bout de la France, dans les Côtes d’Armor, Jonathan Chabert est maraîcher, et distribue également ses produits en circuits courts — marchés et Amap principalement. Le constat est le même, les ventes baissent : « On était déjà à moins 10 % en 2021, et ça se confirme à moins 20 % en 2022 », détaille le Breton. « J’ai réduit mon salaire de 60 % pour maintenir celui de mes salariés, et là je vais demander le RSA ». Mais il ne lâche rien : « J’aurai bientôt terminé tous mes emprunts, j’aurai de la marge économique, contrairement aux jeunes installés. »

D’autres facteurs n’ont rien arrangé pour les producteurs. « La grande distribution a amplifié le phénomène en réduisant la place des produits bio dans ses rayons », dit Étienne Gangneron. Laure Verdeau, directrice de l’Agence bio, s’inquiète elle de la prolifération des allégations écologiques et autres labels sur les produits : zéro pesticide, Haute Valeur Environnementale, etc. « Les gens ne comprennent plus le surcoût du bio, ont moins confiance. » La Cour des comptes, dans un rapport de 2022, dénonce aussi cette « concurrence croissante de labels “verts” moins exigeants », qui « contribue à la baisse des achats d’aliments bio. »

Ce mauvais vent va-t-il provoquer une vague de déconversions ? La presse de droite imagine déjà la fin du bio. Les chiffres pour l’instant restent toutefois modestes. L’Agence bio enregistre 4,17 % de sorties du bio en 2021, dont plus de la moitié pour cause de retraite. « On s’attend à une augmentation à 6 % en 2022 », concède Laure Verdeau. « Les producteurs bio sont plutôt des gens résilients, ils attendent des moments meilleurs », ajoute Étienne Gangneron.

« Chaque mois qui passe aggrave terriblement les choses », alerte Laurence Marandola, secrétaire nationale de la Confédération paysanne. Tous les syndicats frappent à la porte du ministère et demandent des mesures pour les paysans bio.

Celle qui fait l’unanimité consiste tout simplement à demander l’application de la loi Egalim, pour atteindre les 20 % de bio en restauration collective. « Le problème est qu’elle n’est pas contraignante pour les collectivités, et que celles-ci sont aujourd’hui plutôt préoccupées par la hausse du coût de l’énergie », note Philippe Camburet, président de la Fnab. Elles aussi rognent sur le budget alimentation...

« Il faut montrer que l’on peut manger bio quel que soit son pouvoir d’achat »

Autre piste, renforcer la communication sur le bio, dans la ligne de la campagne de 2022. « Il faut stimuler le marché, éduquer les consommateurs, leur montrer que l’on peut manger bio quel que soit son pouvoir d’achat », plaide Laure Verdeau.

À court terme, ce sont des aides sonnantes et trébuchantes que les agriculteurs bio réclament. Une solution simple consiste à utiliser celles de la politique agricole commune (PAC) : une enveloppe était prévue pour stimuler les conversions. Celles-ci vont ralentir. Les sommes pourraient être redirigées vers l’aide aux producteurs déjà en activité. Des baisses de charges peuvent aussi permettre aux fermes de souffler en attendant des jours meilleurs.

« Il y a aussi beaucoup de fermes, en maraîchage, arboriculture, élevage porcin, qui ne reçoivent pas d’aides de la PAC », souligne Philippe Camburet. « Pour elles, il faut absolument un soutien. » La Confédération paysanne propose une aide de 15 000 euros par emploi (par actif) sur chaque ferme. « Certaines sont au bord de l’arrêt, n’ont plus de trésorerie », justifie Laurence Marandola. « Et ce ne serait pas entendable que l’on nous objecte un problème de moyens car l’État les a bien trouvés pour les betteraviers ou la filière porc conventionnelle. »

« Il y a un abandon de la bio par le gouvernement »

Jusqu’ici, ces demandes formulées depuis l’automne n’ont pas eu d’écho. Le mardi 21 février, les représentants des filières bio rencontraient le cabinet du ministre de l’Agriculture. Une réunion « que le ministre n’a pas daigné honorer de sa présence », dénonce la Fnab dans un communiqué. Les aides tant espérées n’ont pas été annoncées. « Il y a un abandon de la bio par le gouvernement », estime Laurence Marandola. Une tendance confirmée par le rapport de la Cour des comptes qui soulignait en juillet 2022 que « la politique de soutien à l’agriculture biologique reste insuffisante », alors que la bio « est le meilleur moyen de réussir la transition agro-environnementale. » Elle appelait à « amplifier les soutiens publics de l’agriculture bio ».

Il est plus que jamais temps. Ce n’est pas que l’avenir de la bio mais aussi de l’agriculture française qui est en jeu. « 50 % des candidats à l’installation veulent le faire en bio aujourd’hui. Si on ne règle pas cette crise du bio, on risque d’avoir demain une France sans agriculteurs », dit Laure Verdeau.

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