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ReportageSocial

Dans les quartiers populaires, les jardins familiaux disparaissent sous le béton

Au loin, la cité dans laquelle habite une grande majorité des jardiniers de Fleury-Mérogis (Essonne).

« J’apportais aux voisins des légumes bio pour cuisiner le tiep, ça va me manquer. » Avec d’autres, Zaza lutte pour sauver les jardins familiaux de Fleury-Mérogis. Car dans les quartiers populaires, l’artificialisation des rares espaces naturels se poursuit inexorablement.

Fleury-Mérogis (Essonne), reportage

Tapis dans l’obscurité de sa cabane, Gilbert observe s’éveiller la nature. Une bergeronnette grise voltige entre les branches d’un érable au feuillage flamboyant. La rosée a déposé sur l’herbe des perles d’eau, qui scintillent sous les premières lueurs du jour. Furtif, un chat au pelage roux s’est dissimulé sous une bâche abandonnée. « Je n’arrive pas à croire qu’ils vont détruire tout ça », murmure Gilbert. La douce mélodie d’une musique reggae couvre le proche ronronnement des voitures. « Qu’il neige ou qu’il grêle, je suis fourré ici, poursuit le soixantenaire au visage vérolé par le temps. En rentrant du travail, je ne passe même pas par la maison. Je ressens ce besoin de mettre les mains dans la terre, de me reconnecter à la nature. »

Il y a quelques jours, le maire de Fleury-Mérogis, Olivier Corzani, a annoncé la fermeture définitive des jardins familiaux du Bois des Chaqueux, à 200 mètres à vol d’oiseau de la célèbre prison. En cédant ces terres pour un euro symbolique au conseil départemental de l’Essonne, l’édile communiste entend faciliter la construction d’un nouveau collège pour répondre à la saturation des établissements voisins. La petite commune de la deuxième couronne parisienne n’est pas la seule concernée. À Aubervilliers, Grenoble, Dijon, Marseille ou encore Besançon, pelleteuses et bétonnières grignotent l’agriculture des quartiers populaires.

Artichauts, salades, pommes de terre... La production permet aux jardiniers de couvrir leur fin de mois. © Emmanuel Clévenot/Reporterre

Au loin apparaissent les camarades de résistance de Gilbert. L’expulsion des 1,7 hectare de jardins étant programmée pour le lendemain, une vingtaine d’entre eux ont décidé de se rassembler pour créer une JAD (« jardin à défendre »). Zaza interpelle le chauffeur routier, sourire aux lèvres : « Goûte à cette figue. » Didier, son voisin de parcelle, le serre chaleureusement dans ses bras : « On ne se connaissait pas alors qu’on vit dans le même bâtiment. Les rencontres… c’est aussi ça, la beauté des jardins. » Cet homme robuste au bouc grisonnant habite avec ses deux enfants dans un logement HLM, qu’il montre du doigt depuis son potager. « On nous met dehors comme des animaux, tout ça pour couler encore et encore du béton. Comme si on n’en avait pas assez dans la cité, peste-t-il. Et les petits vieux qui passent leurs journées enfermés entre quatre murs, ils vont faire quoi maintenant ? Le maire s’en fout. Il a son jardin, lui. » Le père de 47 ans s’accroupit pour regarder ses artichauts. Dans sa cahute traînent jouets et outils. Hors de question de débarrasser sa parcelle, il est déterminé à résister.

Le cortège des jardiniers de Fleury partant protester sur le parvis de la mairie. © Emmanuel Clévenot/Reporterre

« Au-delà du profil “bobo”, il y a des personnes en situation précaire »

Géographe et maîtresse de conférences à l’université de la Sorbonne, Flaminia Paddeu étudie celles et ceux qui font fructifier les sols dans les grandes métropoles. Sous les pavés, la terre, paru en octobre aux éditions du Seuil, est le fruit d’une décennie d’enquête de terrain. « Quand on parle d’agriculture urbaine, on s’imagine souvent des citadins de classe moyenne ou élevée, plutôt blancs, qui, dans une dynamique de start-up, décident de planter quelques framboisiers sur le toit de leur entreprise, explique la chercheuse, à Reporterre. Mais, au-delà de ce profil “bobo”, il y a des personnes en situation précaire, pour lesquelles avoir une parcelle à cultiver permet de boucler les fins de mois, d’avoir une activité physique et un espace de plein air… » À Fleury-Mérogis, par exemple, le taux de pauvreté est de 21 % — la moyenne en France approche les 15 %

La joyeuse cohorte de jardiniers essonniens met le cap vers le parvis de la mairie, dans un vacarme de casseroles. En tête de cortège, Zaza s’époumone, la bouche collée au mégaphone. Vendeuse, elle est au chômage depuis quelques mois. Si son potager lui offre un soutien financier, il lui confère également une rétribution vitale, celle de se sentir utile. « Les sourires que je lis sur les visages de mes voisins, quand je leur apporte mes légumes bio pour cuisiner le tiep ou le couscous, sont inestimables. C’est ça qui va me manquer le plus », se désole-t-elle.

Zaza, au centre, Abdel, à droite, et d’autres jardiniers de Fleury. © Emmanuel Clévenot/Reporterre

Pour maximiser ses chances que la décision de la municipalité soit annulée, le collectif a fait appel à l’expertise de Marion Maillet, une jeune écologue. « Les friches ne sont jamais des espaces inutiles, a-t-elle assuré dans son rapport. Elles abritent moult espèces et permettent une continuité dans les trames vertes qu’empruntent les insectes. On appelle cela des corridors écologiques et ils sont indispensables à la reproduction de plusieurs animaux. » Ce relevé de biodiversité a également permis de confirmer la présence de mantes religieuses — espèce protégée en Île-de-France — sur les parcelles floriacumoises.

En ville, des toits végétalisés, en banlieue, l’artificialisation

« Dans leurs discours, les pouvoirs publics sont souvent favorables à l’agriculture urbaine, analyse Flaminia Paddeu. Les politiques appliquées sont toutefois bien différentes selon qu’on soit en vitrine ou plus loin des projecteurs. » Dans les centres-ville, la préoccupation de l’urgence écologique incite par exemple les élus à soutenir les projets de toits végétalisés. Dans un même temps, en périphérie, ils maintiennent une dynamique d’artificialisation silencieuse des rares espaces naturels. Le projet de solarium, lié aux Jeux olympiques 2024, l’a récemment démontré à Aubervilliers. « C’est l’idée du capitalisme vert, conclut la géographe. La capacité à s’adapter aux crises en continuant à engendrer des capitaux, tout en affichant une prétendue volonté de changement. »

Gilbert à l’entrée de sa cabane.

« Les prix du foncier vont exploser, alors ils en profitent »

« On a reçu un simple coup de téléphone et quelques jours plus tard, ils ont posé une chaîne sur le portail. » Laurence s’en souvient comme si c’était hier. Le 26 avril dernier, tulipes et lilas coloraient les jardins Mazagran de Vitry-sur-Seine, une proche banlieue parisienne. Les salades, prometteuses, profitaient d’un bain de soleil. Pommes et poires n’attendaient qu’à être récoltées. « En réalisant des analyses de sols, la mairie a détecté une pollution au plomb, poursuit la géologue, occupante de la parcelle no47. Un alibi qui tombe à point nommé puisqu’elle envisageait de détruire cabanes et potagers pour construire des bâtiments. » La preuve ? Une modification datant d’au moins février 2020, du statut des deux parcelles cadastrales, qui constituent les jardins familiaux, sur le plan local d’urbanisme. Aux yeux de la cinquantenaire, le Grand Paris Express y est pour quelque chose : « Bientôt, la ligne 15 va débarquer chez nous. On ne sera plus qu’à un quart d’heure de la Défense. Les prix du foncier vont exploser, alors ils en profitent. »

« Face à l’urgence climatique, Vitry est convaincue que l’agriculture urbaine peut nous aider à reprendre notre alimentation en main, nous sensibiliser à des produits plus sains, générer des emplois comme du lien social. » Ces ambitions vertes, présentées en octobre 2019 dans le mensuel de la Ville, semblent aujourd’hui passées de mode. De quoi écœurer Laurence : « Ils n’ont pas peur des contradictions ! Derrière ces beaux discours, ils ne nous proposent aucune solution de remplacement, aucun jardin de compensation. »

Dans le Code rural et de la pêche maritime, l’article L563-1 ordonne que les exploitants évincés des jardins puissent « obtenir de l’expropriant qu’il mette à leur disposition des terrains équivalents en surface et en équipements, sans préjudice des indemnités dues pour les frais de réaménagement ». Aux yeux de la géographe, Flaminia Paddeu, cette loi se révèle toutefois inefficace : « Les pouvoirs publics disent aux jardiniers : “Regardez, c’est donnant-donnant ! On vous prend ça mais on vous donne cette terre en échange.” Seulement, comme ils les transfèrent vers des zones déjà naturelles, au bout du compte, la nature perd du terrain. » Hormis cet article de loi, très peu d’outils juridiques existent aujourd’hui pour défendre les jardins familiaux des quartiers populaires.

Lundi 15 novembre, les jardiniers du Bois des Chaqueux, à Fleury-Mérogis, ont encaissé le coup de grâce. Le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a rejeté leur requête qui demandait la suspension de la décision d’expulsion. « J’avais vraiment de bons espoirs, se désole Abdel, porte-parole du collectif. On s’était tous cotisés pour se payer un avocat. Qu’ils n’imaginent pas qu’on baisse les bras pour autant ! On va créer une JAD, se relayer pour être un maximum présent et les empêcher de tout détruire. » Même constat d’échec du côté de Vitry-sur-Seine, où le recours gracieux déposé au tribunal a été rejeté, à la grande tristesse de Laurence : « On demandait juste à garder les jardins tels quels, sans les cultiver mais pour que les familles puissent pique-niquer et les petits vieux jouer à la belote, sous les arbres. »

Mardi 8 décembre, la municipalité de Fleury-Mérogis a expulsés les occupants des jardins. Selon Abdel Yassine, « le maire a demandé aux services municipaux de couper le cadenas de notre local et d’emporter tout notre matériel ». Le porte-parole du collectif l’assure : « Nous ne lâcherons pas le combat et allons dès maintenant lancer une nouvelle procédure judiciaire. »

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