Drôle, critique, écolo, « Captain Fantastic » le film à voir en ce moment

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Culture et idéesCe « feel-good road movie » de Matt Ross porte un regard acerbe sur le capitalisme et dénonce l’autoritarisme d’un modèle établi. Il observe les mondes se confronter, celui du conformisme et celui de l’alternative. Une interrogation sarcastique et poétique sur le sens du mot liberté.
« Ce rêve idéaliste nous fait du bien », répondent en cœur Nadine et Arlette à la sortie d’un cinéma parisien. Alice en avait entendu parler au bureau : « C’est le cheminement qui est fort, le récit de cette confrontation entre une vie qui s’accélère toujours plus et les réponses radicales qui émergent. » Un dimanche soir, sous la pluie, plus d’un mois après sa sortie en salle (le 12 octobre), Captain Fantastic continue d’attirer de nouveaux spectateurs au-delà d’un public cinéphile averti.
L’histoire de Ben Cash, père de famille qui consacre sa vie à l’éducation de ses six enfants dans une forêt reculée des États-Unis, a conquis la critique. Pour ce deuxième long métrage en tant que réalisateur, Matt Ross a reçu trois récompenses, dont celle de la mise en scène dans la sélection un Certain regard au Festival de Cannes et le prix du Jury au Festival du cinéma américain de Deauville. Si Captain Fantastic squatte l’affiche depuis plusieurs semaines, c’est parce qu’il interroge la bien-pensance et la frontière entre utopie et réalisme. Ce périple initiatique du cocon naturel paradisiaque aux tumultes de la civilisation néolibérale nous embarque pour deux heures d’autocritique drôle et poétique.
La caméra survole une immense pinède. Les oiseaux chantent. Un cerf mâchouille. Quelques secondes plus tard, une tête peinturlurée de boue noire surgit d’un buisson et égorge l’animal d’un coup de couteau à cran d’arrêt. Proprement et surement. Le « captain », incarné par un Viggo Mortensen épatant, apparaît, suivi du reste de la tribu. Il tend le cœur encore au chaud de la bête à son fils. L’aîné de la fratrie vient de réaliser son rite de passage à l’âge adulte.
« On ne hait pas nos grands-parents, mais ces gens-là sont des fascistes capitalistes »
La violence de cette première scène contraste avec le calme et le confort du retour à la maison. Pendant que les deux grandes sœurs commencent à dépecer le gibier, l’un des plus jeunes allume le feu à coup d’étincelles. Matt Ross déploie l’arsenal du parfait communicant pour décrire le cocon isolé et ce modèle d’éducation. Chaque journée démarre par un entraînement sportif quasi paramilitaire. Quand vient le soir, au coin des braises, chacun se plonge dans son essai sociologique ou son étude de mécanique quantique. En plus d’un corps sain, les enfants Cash jouissent d’un capital culturel hors norme.
Mais un être manque à ce petit bout de paradis décroissant : Leslie, la mère, à l’hôpital, atteinte de dépression et de troubles bipolaires. L’histoire bascule quand Ben apprend qu’elle s’est ouvert les veines. Son beau-père l’accuse d’être responsable de sa mort et de la maladie, provoquées selon lui par ce choix de vie radical. Il lui interdit d’assister aux funérailles. « On ne hait pas nos grands-parents, mais ces gens-là sont des fascistes capitalistes », rétorque le benjamin de la fratrie en grenouillère quand son père annonce qu’ils n’iront pas à la cérémonie. La malice opère. Ben change d’avis. L’expédition à la découverte de l’altérité commence.

La visite guidée de la société de consommation s’amorce : « Pour beaucoup de nos concitoyens, l’essentiel du lien social est dans les magasins », lance le père au volant, à bord de « Steve », le car scolaire de la famille retapé en cabane roulante. L’engin, personnage à part entière du film, passe alors à côté d’une enfilade de malls en bordure d’autoroute.
Parce qu’il est plus difficile de chasser en ville, leur père lance la « mission libération alimentaire » : les enfants s’enfuient des rayons d’un supermarché les sacs remplis de denrées, pendant que leur père feint le malaise. Ils ne célèbrent pas Noël, mais le « Noam Chomsky Day », en l’honneur du linguiste et penseur social états-unien. « Oncle Noam, c’est le jour de ton anniversaire », entonnent-ils en cœur autour d’un gros gâteau fluo plein de crème pâtissière.
C’est aussi quand l’euphorie retombe que Captain Fantastic décolle. Quand la liberté d’expression de ce modèle éducatif se heurte aux tabous d’une société sclérosée. Le suicide, par exemple, fait partie « des notions trop compliquées à comprendre » pour la sœur de Ben. Ce dîner en famille, survolté, montre bien l’absence de communication possible entre les deux mondes. Ben, lui, a décidé d’expliquer, et dans les moindres détails, la maladie de leur mère. D’ailleurs, il leur explique tout et met un point d’honneur à les extraire constamment de leur zone de confort. Impossible, par exemple de parler d’un livre « intéressant ». Le film vaut d’ailleurs d’être vu ne serait-ce que pour l’analyse de Lolita de Nabokov par l’une des filles et pour la réponse du père à la question « C’est quoi le viol ? » du plus petit.
« Pouvoir au peuple, mort aux vaches ! »
Le film de Matt Ross porte un regard acerbe sur le capitalisme et dénonce l’autoritarisme d’un modèle établi. Il observe les mondes s’opposer toujours plus. L’un conformiste, incarné par la sœur de Ben ou son beau-père fortuné. L’autre en repli, face aux difficultés de répondre en actes au premier. Le scénario prend un tout autre envol après l’élection du nouveau président des États-Unis et porte la voix d’une autre dissidence que celle de « l’anti-establishment » ressassée depuis l’élection de Donald Trump.
Captain Fantastic n’est pas une utopie. Matt Ross ne filme pas un idéal sans défaut. Ben Cash n’incarne pas un superhéros. Au contraire, plusieurs événements au cours du film remettent ses principes d’éducation en question. D’aucuns reprochent d’ailleurs au scénario de ne pas aller au bout de la démonstration, de ne pas proposer d’alternative viable. En est-il une, si ce n’est le combat acharné du père et la force de sa propre remise en question ?
La fulgurance de certains dialogues, la répartie politique — des enfants surtout — rythme le comique avec cynisme. Quand un homme en uniforme débarque à bord de « Steve » et signale que les enfants devraient être à l’école plutôt qu’en vadrouille, la fratrie s’accorde à l’unisson pour jouer le refrain d’enfants de chœur bien sages et éduqués. Face à cet oppressant prosélytisme, le flic part en courant. Bo, l’aîné se tourne alors vers son père et lance l’une des répliques majeures du film : « Pouvoir au peuple, mort aux vaches ! »
Loin des écrans tactiles et de la vitesse aliénante imposée par nos civilisations occidentales, Captain Fantastic propose de prendre du recul, de s’interroger au nom du principe d’autodéfense intellectuelle. Il délie les langues et tant mieux si vous n’êtes pas d’accord, car comme dit Chomsky : « Si la liberté d’expression se limite aux idées qui vous conviennent, ce n’est pas la liberté d’expression. »

- Captain Fantastic, comédie dramatique de Matt Ross, avec Viggo Mortensen, Frank Langella, George Mackay… 2016, 1 h 58.