Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

EnquêteAlimentation

Dure bataille pour libérer la charcuterie des nitrites cancérigènes

Se fondant sur le caractère cancérogène spécifique des charcuteries nitrées, une proposition de loi entend réduire l’utilisation de cet additif. Cette perspective déplaît aux représentants de la filière, qui multiplient de douteux contre-feux.

Pâté en croûte sur la table de Noël, viande des grisons sur celle du Nouvel An, ou encore débauche de jambon cru et cuit pour la raclette… Les charcuteries sont un classique de fin d’année, mais la filière pourrait ne pas être d’humeur à la fête. Un député Modem (Mouvement démocrate), M. Richard Ramos, a déposé jeudi 10 décembre une proposition de loi visant à interdire les additifs nitrés, abondamment utilisés en charcuterie.

Vous les croisez sous des noms de code allant de E249 à E252 (E pour « européen »). En France, les plus fréquents sont le nitrite de sodium (E250) et le nitrate de potassium (E252). Ils servent à donner rapidement une appétissante couleur rose au jambon, au bacon, aux lardons, etc. Ils accélèrent et simplifient la fabrication, ils allongent les durées de commercialisation et de conservation, ils minimisent les coûts de revient de la filière.

Mais ils seraient aussi responsables de plusieurs milliers de cas de cancer colorectal chaque année en France. En 2015, la charcuterie a été classée « cancérogène certain pour l’Homme » par le Circ (Centre international de recherche sur le cancer, qui est rattaché à l’Organisation mondiale de la santé). La proposition de loi souligne que la cancérogénicité serait due à l’emploi de nitrate et de nitrite au cours de la fabrication des charcuteries. « En réagissant avec les composants de la viande, les additifs nitrés accentuent le pouvoir cancérogène de la matière carnée », indique ainsi le texte dans ses motifs. « (…) Les résultats expérimentaux conduits par l’Inrae [Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement] ont montré que les charcuteries nitrées ont un effet cancérogène spécifique, que n’ont pas les charcuteries fabriquées sans additif nitré. »

Des conclusions, donc, suivies par M. Ramos, après une année d’auditions des scientifiques, industriels, distributeurs, artisans charcutiers, etc., dans le cadre d’une mission d’information parlementaire sur les additifs nitrés, qu’il a présidée. « Le sel nitrité tue en France », assure-t-il, joint par Reporterre. « Et parmi ces morts-là, se trouvent les plus humbles. Parce que plus on est pauvre, plus on mange de la charcuterie. »

« Il est possible de produire la charcuterie sans additifs nitrés » 

Son texte, qui sera étudié par les députés le 28 janvier, propose donc une interdiction des additifs nitrés dans les charcuteries « non traités thermiquement » (jambon cru et saucisson sec par exemple) à partir de 2023, et de 2025 pour celles subissant un traitement thermique (jambon blanc, andouillettes, rillettes, etc.). Il prévoit également, entre autres, de réduire la dose d’additif nitré en attendant l’interdiction, et de créer un fonds de soutien pour les artisans qui doivent faire évoluer leurs pratiques.

Autant de projets qui font bondir les représentants des fabricants de charcuterie, réunis au sein de la Fict (Fédération des industriels charcutiers, traiteurs et transformateurs de viande). La fédération de 300 entreprises défend son bout de gras en répétant des éléments de langage bien calés : « Toutes les expertises scientifiques collectives officielles confirment qu’il n’y a pas de risque lié à l’usage des nitrites aux doses utilisées dans les charcuteries », assure-t-elle, en s’appuyant notamment sur le travail de l’Efsa (Agence européenne de sécurité des aliments), qui a considéré que le nitrite et le nitrate étaient des additifs sans danger aux doses utilisées, mais ne s’est pas intéressée aux réactions avec les composants de la viande. D’après les industriels, les additifs nitrés seraient même indispensables « pour la maîtrise du risque de botulisme », une toxine pouvant se développer dans la charcuterie, potentiellement mortelle. « Si demain il y a un cas d’intoxication alimentaire, ce seront les entreprises qui en porteront la responsabilité », alerte Fabien Castanier, délégué général de la Fict.

« Le sel nitrité tue en France. Et parmi ces morts-là, se trouvent les plus humbles. Parce que plus on est pauvre, plus on mange de la charcuterie », selon le député Modem Richard Ramos.

« Il est aujourd’hui tout à fait possible de réaliser l’ensemble des produits de charcuterie sans recourir aux additifs nitrés », affirme à l’inverse la proposition de loi, citant une longue liste d’industriels qui ont mis sur le marché des gammes sans additif nitré, sans pour autant que les cas de botulisme aient augmenté : Herta, Fleury Michon, Brocéliande, Madrange (groupe Cooperl), Salaisons Roches blanches, Philippe Wagner (groupe André Bazin), ou encore les marques distributeurs de certaines enseignes, telles Super U. Devant la mission parlementaire menée par M. Ramos et ses collègues Barbara Bessot-Ballot (La République en marche, LREM) et Michèle Crouzet (Modem), les représentants de Biocoop, Fleury Michon et Herta ont d’ailleurs reconnu n’avoir aucun problème de botulisme sur leurs gammes sans nitrite.

Au fil des auditions, les membres de la mission parlementaire ont acquis la certitude que les motifs sanitaires avancés par les nitriteurs ne correspondent pas à la réalité. « En fait, les industriels ont envie de faire vivre deux gammes : un jambon sans sel nitrité pour les riches et un avec des sels nitrités pour les pauvres. Un pour faire de la marge et l’autre du volume, au risque d’empoisonner », analyse M. Ramos.

Face à la détermination du député, la Fict a allumé plusieurs contre-feux. « En ce moment la tension est énorme », observe Richard Ramos.

« Nous ne connaissons pas la motivation qui a poussé toute une profession à nous intimider de cette façon » 

Tout d’abord, début octobre, l’application nutritionnelle Yuka a eu la désagréable surprise de recevoir une mise en demeure de l’avocat de la Fict, suivie en novembre de courriers semblables émanant de deux entreprises de charcuterie, Bahier et Henri Raffin. L’application permet d’avoir des indications nutritionnelles en scannant les codes barres des produits, et elle met une note, allant de 0 à 100. Les charcuteries, très mauvaises élèves, dépassent rarement les 10. Depuis un an, l’application propose, pour les charcuteries contenant du nitrite, de signer une pétition demandant l’interdiction de l’additif, évoquant les risques de cancer. Des « informations trompeuses et inexactes », « dépréciant fortement » les charcuteries auprès des utilisateurs de l’application, dénonçait le conseil de la Fict dans sa lettre. Le courrier demandait notamment la suppression de la pétition et menaçait d’attaquer en justice si ce n’était pas fait.

« La Fict souhaite corseter le débat public en nous interdisant de relayer des informations scientifiques par ailleurs librement disponibles », estime-t-on chez Yuka. « Nous ne connaissons pas la motivation qui a poussé toute une profession à nous intimider de cette façon. » La Fict, elle, estime légitime de demander à la justice de statuer, et ne compte donc pas s’en tenir au courrier de mise en demeure. En attendant l’action en justice, les démarches de la Fict ont donné un coup de pub inédit à la pétition demandant l’interdiction des additifs nitrés. « Nous avons gagné 80.000 signatures supplémentaires, pour dépasser maintenant les 320.000 », se félicite Camille Dorioz, responsable des campagnes à l’association Foodwatch, qui a lancé la pétition avec Yuka et la Ligue nationale contre le cancer. « La réaction des industriels montre qu’on a touché un point sensible. »

Pour justifier sa menace d’action contentieuse, la Fict s’appuie notamment sur les conclusions d’un rapport diffusé en novembre sur le site de l’Académie d’agriculture. C’est un deuxième contre-feu, sur le terrain scientifique cette fois-ci. Ce rapport est rédigé par plusieurs membres de l’Académie d’agriculture, un cercle d’experts spécialisé sur l’agriculture, l’environnement et l’alimentation. Le rapport se propose de déterminer si l’on peut trouver des liens entre cancer du colon et consommation de charcuteries nitrées. Ils concluent que la relation causale « n’est pas scientifiquement établi[e] par les études toxicologiques et épidémiologiques disponibles à ce jour ».

Au premier abord, le document à l’air sérieux. Il semble correspondre à une démarche d’expertise scientifique. Pourtant, lorsqu’on y regarde de plus près, on remarque d’abord qu’il ne s’agit pas d’un rapport de l’Académie, mais seulement d’un groupe de travail, qui n’a pas été voté par les membres de la vénérable institution. « Ce rapport n’engage que ses signataires, pas l’Académie », reconnaît Gérard Pascal, coordinateur du groupe.

Les experts pro-nitrites en plein conflits d’intérêts

Surtout, l’identité des auteurs interpelle. Parmi eux, la toxicologue Dominique Parent-Massin a parfois entretenu des rapports étroits avec certains fabricants ou utilisateurs d’ingrédients controversés, tels Ajinomoto (aspartame) ou Coca Cola. C’est une fervente apologiste des additifs alimentaires . À tel point qu’en 2018, elle fut invitée à prononcer un discours lors de l’anniversaire du Syndicat national des producteurs d’additifs, le curieusement nommé Synpa. En 2019, elle publiait (à titre gracieux, précise-t-elle) un long article prenant la défense des additifs nitrés dans un supplément spécial des Cahiers de nutrition, supplément financé par la Fict. « Je ne vis que de ma retraite de professeur d’université », nous indique-t-elle.

Pour sa part, M. Pascal est connu pour ses engagements passés en faveur des OGM et des pesticides, allant jusqu’à mettre en garde contre les dangers sanitaires que représenterait la consommation de certains produits bio. Ses liens étroits avec l’industrie agroalimentaire sont connus et il les affiche sans complexe. Joint par Reporterre, il nous déroule tranquillement son CV. Il a été « très actif très longtemps », et même vice-président, à l’ International Life Science Institute (ILSI), un puissant lobby promouvant à Bruxelles les intérêts des multinationales des aliments ultratransformées et de l’agrochimie. Un des financeurs de l’ILSI a été le groupe BASF, premier fabricant européen de nitrite de sodium. M. Pascal a également été consultant pour le Centre d’information des viandes, le principal organisme de promotion de la filière. Pour autant, ces fonctions ayant toujours été bénévoles, M. Pascal n’y voit aucun conflit d’intérêts.

Les addififs nitrés servent à donner rapidement une appétissante couleur rose notamment au jambon.

Enfin, autres grands défenseurs des charcuteries dans ce groupe de travail : Jean-Marie Bourre, ancien consultant de la fédération des charcutiers industriels. Parmi ses publications destinées au grand public, on trouve notamment le livre Le vrai savoir fer (1996). L’ouvrage se proposait — déjà — de « réhabiliter les charcuteries ». Au point de suggérer que le boudin noir soit remboursé par la Sécurité sociale… Ou encore Hervé This, chimiste de son état, qui a créé une fondation subventionnée par le Syndicat des producteurs d’additifs évoqué plus haut, le Synpa, et a reçu, en 2018, la médaille d’or de la Confédération des charcutiers traiteurs.

Enfin, notons que la liste des auteurs de ce rapport ne comporte aucun cancérologue. Entendu par les parlementaires de la mission d’information le 19 novembre dernier, le biochimiste Jérôme Santolini, spécialiste français des réactions entre les composés nitrés et la matière carnée, est sévère : « Ce rapport n’a aucune pertinence scientifique. C’est une opinion de quelques scientifiques, plus ou moins actifs, sur un sujet qu’ils ne comprennent pas. » Il reste que le fameux rapport est arrivé à point nommé : la Fict le reprend en première ligne de certaines de ses publications sur le nitrite et s’appuie dessus pour maintenir qu’il y a un doute. « Le rapport de l’Académie d’agriculture montre que les suspicions ne sont pas avérées. On souhaiterait que cette proposition de loi soit au moins fondée sur des éléments scientifiques qui confirment le risque », plaide ainsi Fabien Castanier auprès de Reporterre.

Le syndicat de la charcuterie a fait appel au lobbyiste des chasseurs

Mais pour Denis Corpet, qui a passé vingt ans à étudier les liens entre viande et cancer au sein de l’équipe « aliments et cancer » de l’Inrae, un très haut niveau de preuve possible est déjà atteint : « On a des expériences sur les rats, qui montrent que le jambon nitré favorise le cancer », explique-t-il. « Pour aller au-delà, il faudrait faire l’expérience chez l’Homme, mais c’est moralement impossible. »

« Ce rapport est une vraie tentative de lobbying scientifique pour déstabiliser la mission parlementaire de M. Ramos », en conclut Camille Dorioz, chez Foodwatch.

La Fict a bien d’autres armes. Et d’abord, les réseaux. Le syndicat industriel a ainsi fait appel à Thierry Coste, défenseur bien connu des chasseurs : « C’est le plus grand lobbyiste de France, il a été payé par la Fict pour défendre les nitrites », explique M. Ramos. « La Fict a aussi contacté les députés qui ont un gros industriel de la charcuterie sur leur territoire, pour que ces élus fassent redescendre leur message dans l’hémicycle. » De son côté, le président de la Fédération, Bernard Vallat, est l’ancien directeur adjoint de la Direction générale de l’alimentation (DGAL). « C’est un exemple de pantouflage d’État, il a été des années à la DGAL et maintenant, il défend les industriels », regrette M. Ramos. Qui redoute donc que le ministère de l’Agriculture ait en son sein des défenseurs des additifs nitrés. « M. Julien Denormandie, le ministre de l’Agriculture, est un honnête homme mais je crains que ses services lui fabriquent une idée fausse. »

On verra le résultat à l’Assemblée nationale. La proposition de loi y sera examinée le 28 janvier. M. Ramos est confiant. « Des gens de nombreux groupes politiques nous suivent : France insoumise, socialistes, Républicains », affirme-t-il. « Même parmi les fabricants de charcuterie, une partie persiste mais beaucoup m’appellent pour me dire que j’ai raison : une majorité a envie de changement. »

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende